À défaut, une année blanche pourrait être préférable aux années noires d’un enseignement gris !
Qu’on me permette ce préambule qui semble au premier abord sans rapport avec le titre. Je l’appellerai Sabra car elle est un modèle de patience. C’est une jeune femme de 33 ans, ingénieur agronome, titulaire d’un Master de génétique animale, d’une licence d’anglais, d’un diplôme équivalent d’italien, en sus d’excellentes compétences linguistiques en français et en arabe, qui glisse comme une patineuse sur Internet, et je n’évoque pas toutes ses autres qualités professionnelles. Elle est en recherche d’emploi depuis 8 ans, ayant enchaîné de multiples contrats courts, évidemment en centres d’appels, dans des pâtisseries, différents petits secrétariats, et même agent de cuisine dans une clinique diététique ayant statut d’association – ce qui donne à cet établissement droit à des compensations étatiques pour la rémunération de ses employés, à croire qu’il n’y a pas de contrôle ! Pendant ce temps, elle en a passé des concours, notamment au ministère de l’Agriculture, où me dit-elle il faut comme par le passé être épaulé pour réussir – à Samir Taïeb de regarder d’un peu plus près… - et elle n’est dans aucun réseau, ni nahdhaoui, ni RCDiste, ni quoi que ce soit !
Des Sabra, vous devez en rencontrer une douzaine par jour, comme moi-même je connais des jeunes femmes (ou des jeunes hommes) en Master de psychologie, de sciences juridiques, des ingénieurs, qui aimeraient tellement enseigner et qui ne le peuvent pas faute d’équivalence et de formation didactique. Alors, devant ces grèves à répétition, elles me disent, exaspérées : « pourquoi ne sommes-nous pas recrutées comme remplaçantes, nous qui souhaiterions tellement travailler ? »
Loin de moi l’intention de délégitimer le mouvement des enseignants, ni de stigmatiser leurs revendications. Pour avoir été moi-même assez longtemps enseignante je connais, une fois l’enthousiasme du sacerdoce passé, les difficultés et l’usure de ce métier.
Les enseignants sont les travailleurs pauvres d’aujourd’hui, c’est-à-dire ceux qui ont un salaire régulier et suffisamment conséquent pour n’être pas dans le besoin, surtout pour ceux – et ils sont nombreux – qui mettent du beurre dans leurs épinards à grand renfort de cours particuliers.
Mais, parce que ce ne sont pas les pauvres d’hier, et encore moins des miséreux, ils aspirent au confort et au bien-être, à ce semblant de qualité de vie auxquels les pousse le consumérisme ambiant : les hypermarchés, les malls, les black fridays, les concessions d’automobiles, les sociétés immobilières, excitent leurs appétits. Pourquoi ne seraient-ils pas, comme l’establishment ou les parvenus, eux aussi propriétaires au prix où sont les loyers, au volant de belles voitures, pourquoi n’offriraient-ils pas à leurs enfants les derniers gadgets électroniques, la dernière Nintendo, les meilleurs loisirs et de vraies vacances ?
Toutes ces revendications sont légitimes, mais aujourd’hui dans l’opinion, encore moins que Sabra, les parents et les élèves ne suivent plus. Ils s’exaspèrent, protestent, et manifestent. Parce que, ne serait-ce que confusément, ils comprennent qu’il faut bien manquer de conscience professionnelle pour déserter à ce point sur tant d’années les salles de classe. Et qu’il ne faut avoir aucun sens pédagogique pour suspendre les examens, quand l’évaluation est indispensable au processus d’enseignement, parce qu’en vérifiant à chaque étape la solidité des acquis, elle en rythme la progression !
Sans doute Yaakoubi et Cie, à défaut de maturité et de sens des responsabilités, ont-ils perçu ce retournement de l’opinion et mesurent-ils le piétinement d’un mouvement au point que, tout en continuant à haranguer et à réclamer la démission du ministre, ils interpellent les parlementaires pour mettre les représentants du peuple de leur côté et semblent dans une attente accablée de la réouverture de négociations. Quant au ministre, il s’enferre dans des offres de main tendue mais soumises à trop de conditions, et finit par appeler à la rescousse le Secrétaire général de l’UGTT.
Noureddine Taboubi a certainement conscience de l’enlisement du mouvement, et on ne peut douter qu’avec en plus la charge de l’ensemble de la fonction publique, il saura trouver une sortie honorable, peut-être un mix d’une majoration salariale spécifique pour les enseignants qui viendrait se rajouter aux prochaines augmentations de la fonction publique.
C’est à lui aujourd’hui de relever le gant et de prendre en charge ce dossier car « il faut savoir terminer une grève dès que la satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n'ont pas encore été acceptées, mais si l'on a obtenu la victoire sur les plus essentielles revendications ». Cette formule de Maurice Thorez est restée célèbre dans les négociations syndicales.
Car il ne faut pas se faire d’illusions, dans le système de gouvernance actuelle, avec la meilleure volonté du monde, le gouvernement appelé à une conduite d’austérité et au démantèlement progressif des services publics ne pourra offrir autre chose qu’aumône et replâtrage. Les luttes sont à reporter au plan politique global car la question de l’enseignement est elle aussi une question d’abord politique. Elle est à réintégrer dans un projet social de redistribution de la richesse dans un ordre plus juste et plus solidaire.
Depuis 25 ans au moins, la réforme de notre système d’éducation nationale a été orientée de manière très libérale dans l’écrémage de filières d’excellence très sélectives, produisant dans les grandes écoles des compétences de grand talent à grands frais, et qui se retrouvent aujourd’hui servir des pays étrangers.
Cette même orientation libérale a dégagé - après éjection de 100 000 défaillants de l’enseignement par an – le « rebut », c’est-à-dire des cohortes de littéraires, de comptables ou petits gestionnaires, vers des facultés-usines multipliées dans le pays pour se gargariser d’une démographie et d’une carte universitaire à faire pâlir l’OCDE ! Aujourd’hui elles fournissent les bataillons de diplômés sans emploi qu’au mieux on reclasse dans la formation professionnelle, cette dernière restant toujours dévalorisée au regard des représentations sociales.
L’un des points d’appui de cette réforme – plutôt un continuum de réformes sur lesquelles nous sommes nombreux à nous être par le passé beaucoup exprimés – a été essentiellement un enseignement encyclopédique, très lourd et complexe à suivre et dont seuls les plus doués ou les plus soutenus parvenaient à comprendre les logiques et les mécanismes, quand une moyenne d’autres, à coup de cours particuliers, ne faisaient qu’en acquérir les automatismes leur assurant un cursus médiocre.
Un autre point d’appui fut le maintien au lycée de l’enseignement des mathématiques et des sciences en langue française, alors que lors de toute la scolarité précédente pendant neuf ans, ces matières sont enseignées en arabe. C’est cette cassure-là, au niveau de la 9ème année de l’école de base, qui est déterminante dans le processus de sélection.
Quand on prend la peine de considérer, année après année, le livret scolaire de chaque élève en suivant sa progression et en le rapportant à son statut social, on peut dans le détail apprécier comment pour certains fonctionne la mobilité sociale, comment elle se bloque pour d’autres, et comment se reproduisent, selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, « les héritiers » d’une nation, ceux qui constitueront la classe dominante.
On a raison d’appeler à des États généraux de l’Éducation nationale, c’est une urgence politique. Les grèves dans l’enseignement ne sont qu’escarmouches dans un système libéral de reproduction et d’exclusion. J’irai même jusqu’à dire qu’une année blanche pourrait être salutaire pour remettre les compteurs à zéro, préférable en tout cas à ces années noires d’un enseignement grisâtre.
Cette question devrait même être le cœur d’un programme électoral démocratique et progressiste. L’UGTT ou tout mouvement qui approfondirait la réflexion et produirait une vision plus juste à cet égard deviendrait une force politique entraînante.