Youssef Chahed, take the party and run !
J’avoue que je suis déconcertée par la façon très critique dont les médias et la classe politique ont accueilli la création du nouveau parti de Youssef Chahed, comme s’ils ne s’y attendaient pas depuis belle lurette. Sans le soutenir le moins du monde, j’irai pourtant à contre-voix.
Je comprends que Béji Caïd Essebsi se soit étranglé de colère en apprenant que non content de lui rafler sa base, le tandem formé par Youssef Chahed qu’il a fait lui-même chef de gouvernement avec son propre directeur de cabinet, Slim Azzebi, lui ait en plus volé sa marque publicitaire « Tahya Tounes ». En droit de la propriété intellectuelle, ce type de délit est puni. On ne change pas un slogan qui gagne et qui emporta l’adhésion aux élections de 2014. Pour autant, il fait un nom de parti bien saugrenu.
Toutefois, était-ce bien digne de la part du chef de l’État de se répandre dans un journal étranger en fulminations contre son ancien protégé, aujourd’hui chef du gouvernement du pays qu’il préside ? Il lui adresse, par médias arabes interposés, les griefs qu’il aurait mieux fait de retourner contre lui-même : le tawafoq avec Ennahdha, qui serait le projet de Youssef Chahed, c’est lui-même Béji Caïd Essebsi qui l’a initié en 2014 ; le délitement de son parti Nidaa Tounes, c’est lui-même qui en porte la responsabilité, avec son projet dynastique censé assurer à son fils la succession présidentielle.
Et la cerise sur le gâteau, c’est le parachutage d’un drôle de coco comme secrétaire général de Nidaa, avec dans la suite une plainte abracadabrantesque de ce dernier devant le tribunal militaire pour un présumé complot rocambolesque de Youssef Chahed contre la sûreté de l’État. Voilà en fait ce qui a fait fuir définitivement les derniers militants sincères de Nidaa après de multiples dissidences.
J’ai écouté Slim Azzebi présenter la démarche de constitution du nouveau parti : il y a chez l’ex chef de cabinet du président comme un esprit de Macron dans ce processus. Je rappelle qu’Emmanuel Macron, protégé du président François Hollande, fut son plus proche collaborateur en tant que secrétaire général adjoint de l’Élysée, avant d’être brièvement ministre des Finances.
Après sa démission, il sillonna la France, rassemblant les adhésions dans une longue marche d’où il tira le nom de son mouvement. Slim Azzebi a souligné cette semblable et très longue démarche démocratique, caractère sur lequel il a insisté, annonçant la tenue d’un congrès fondateur dans quelques semaines, comme pour se moquer implicitement du congrès toujours attendu depuis quatre ans de Nidaa Tounes.
On reproche à Youssef Chahed d’user de sa position pour constituer un parti et aller vers les élections. Comme si, dans la plupart des pays étrangers, les Premiers ministres ou chefs de gouvernements n’œuvraient pas dans le même objectif, de leur propre lieu de pouvoir.
De plus, c’est astucieux, Youssef Chahed s’est tenu à l’écart de cette rencontre de présentation du parti à Monastir, mais évidemment personne n’est dupe. Comme dans les pratiques de spiritisme, on aurait pu questionner : « Esprit Chahed es-tu là ? », car en effet il était dans tous les esprits, il est bien le chef de ce parti. Et puis les organisateurs se sont attachés également à effacer toutes les marques possibles d’instrumentalisation des moyens du pouvoir, soulignant au contraire le volume du parc automobile et des bus privés ayant amené la foule des présents.
Car une fois Nidaa tombé en poussière, c’est un jeu d’enfant pour le chef du gouvernement et ses proches lieutenants de rassembler, des conseillers municipaux élus précédemment sous le label Nidaa jusqu’aux militants désorientés, outre les députés de la Coalition nationale, en passant par d’inévitables opportunistes, en somme une version relookée de Nidaa.
C’est Zohra Driss, élue de la Coalition, qui a clarifié le projet dans des mots simples : nous différons d’Ennahdha parce que nous sommes des modernistes au plan sociétal, mais nous pouvons nous accorder sur le plan économique. Voilà précisément le point sur lequel il faut attaquer ce nouveau parti qui fait cause commune avec le gouvernement actuel : un projet très libéral, soutenu et même quelquefois dirigé par le FMI, et jouissant du satisfecit de l’Union européenne.
Il faut avoir écouté, le lendemain même sur les ondes de Mosaïque FM, l’ambassadeur de l’UE Patrice Bergamini pour s’en convaincre : se félicitant à deux reprises de s’être entretenu pendant plus de deux heures avec le chef du gouvernement, il se réjouit du bon travail de ce dernier et de ses ministres pour sortir la Tunisie de la première liste noire de l’UE et prochainement de la liste grise du GAFI et l’encouragea dans la suite des réformes en se disant dans un optimisme de la volonté en ce qui concerne l’avenir de notre pays.
Aussi Youssef Chahed, par la grâce de ces bonnes fées : « take the party and run » ! Mais attention : l’obstacle Nidaa franchi, le très libéral et si peu souverainiste que vous êtes a désormais en face le mouvement social et l’UGTT.