L’échec de l’establishment moderniste libéral/libéral nahdhoui et l’immense faillite de la gauche protestataire et sociale.
Des résultats non encore officiels donnent les deux finalistes Kaïs Saïd et Nabil Karoui. Déjà ils semblent quelque peu mis en cause au profit du troisième challenger Abdelfatteh Mourou. Si jamais survient une mystérieuse comptabilité assortie d’une éventuelle invalidation du passage de Nabil Karoui au second tour, au motif des charges pesant contre lui, nous nous retrouverions devant un face à face inédit entre l’ultra-révolutionnaire islamique, le juriste et docteur de la loi Kaïs Saïd d’une part et d’autre part, son alter ego rondouillard, patelin, beldi, bien accommodant Abdelfatteh Mourou.
Dans tous les cas de figure, comment réagiraient au second tour l’establishment libéral moderniste et la gauche protestataire et sociale, le premier soumis à un cinglant rejet et la seconde conduite à une désespérante faillite ? Les élites républicaines modernistes s’arrangeront-elles d’un troublant petit Berlusconi maquillant son business sous un populisme miséricordieux ?
Le cas échéant, si Mourou était retenu au second tour, ces mêmes élites républicaines face à Kaïs Saïd, ne préfèreraient-elle pas le moindre mal de reconduire le Tawafoq avec un chef nahdhaoui ? Quant à la gauche éparse et défaite, dépossédée par tous les populismes de sa base sociale, il ne lui resterait que les yeux pour pleurer !
Pendant les mois qui ont précédé l’élection présidentielle, puis pendant la campagne, j’ai suivi sur la chaîne Nessma TV, le bombardement offensif contre Youssef Chahed. Cette médiatisation d’une destruction massive, s’accompagnait en miroir de l’auto-publicité dispendieuse faite autour des opérations caritatives du patron de Nessma touché par la grâce, sidi Nabil découvrant la détresse d’un peuple invisible jusqu’ici, en écho à sa propre douleur intime.
Des milliers de femmes analphabètes, écrasées de besoins et pleurant peut-être des fils qui avaient pris la mer, naufragés de tant de misères et d’oublis, des mamans gavées de feuilletons compensatoires de toutes leurs frustrations, retrouvaient un grand fils protecteur dans ce saint homme, patron de Qanet el Ayla!
A leur adhésion élémentaire et alimentaire, se rajouta le pilonnage d’une gente politicienne (je devrais écrire junte !) accourue au secours de la victime d’une justice zélée. Des déclarations très travaillées de Saloua Smaoui-Karoui exprimant le déchirement d’une épouse et de ses enfants, compréhensible après leur premier malheur, portèrent à son comble le pathos, faisant pleurer les chaumières et conduisant à ce vote du cœur, forcément pour Qalb Tounes. Mais Saloua Smaoui-Karoui, a aussi l'extrême habileté de faire de son mari le point de convergence d'un Etat de droit.
En revanche, en dehors de ses premières et récurrentes déclarations sur les ondes après la révolution, je n’ai entendu qu’une seule fois Kaïs Saïd au cours de la campagne électorale sur Shems Fm dans son émission matinale. Comme le journaliste Hamza Belloumi qui lui manifesta tout son respect, je demeurais à son écoute, saisie par la tenue de cet homme dont l’opinion publique ridiculisait la voix et la pâleur figée mais dont je découvrais l’extrême rigueur, la précision avec laquelle il traduisait sa construction constitutionnelle en montage politique de mécanismes susceptibles d’accorder, dans la plus grande proximité des citoyens, dans la plus grande transparence des contrôles, à chacun une voix qui serait entendue ainsi que sa part de pouvoir de décision.
Si ce docteur de la loi islamique ne mettait pas au fondement de sa pensée les archaïsmes de la Chariaa, une gauche très radicale aurait pu le reconnaître comme un de ses gourous. Mais certains des impératifs catégoriques du professeur Saïd, battant en brèche de précieuses avancées universelles ainsi que quelques fondamentaux du modèle tunisien, repoussent Kaïs Saïd à la limite d’une révolution confisquée par les élites modernistes ou même en partie islamistes modérées.
Dès lors le professeur Kaïs Saïd a ses propres talibans, ces jeunes diplômés du bas de l’échelle universitaire, sans statut et sans reconnaissance, qui firent eux aussi la révolution, aux côtés des martyrs, souvent leurs proches, leurs amis ! Ils ont une fascination pour cet homme modeste, digne et juste, habité par une seule idée : rendre au peuple ses droits. Il faudra analyser combien notre système d’éducation est responsable de tant d’ignorance, de fermeture d’esprit, de manque de pensée critique…
Quand en France en 1789, la bourgeoisie spolia le reste du peuple de la révolution qu’ensemble ils avaient faite en tant que Tiers-état contre les privilèges de la noblesse et du clergé, les Montagnards guidés par Robespierre, Marat et Saint-Just, tous trois inspirés par la pureté révolutionnaire, mirent fin à cette confiscation bourgeoise des acquis populaires, en suspendant la Convention girondine. Alors ils instaurèrent en 1793 pour quelques mois, cette parenthèse que l’histoire de France nomme la Terreur. A dieu ne plaise que nous connaissions une telle dérive…