La Gauche du rouge écarlate au rose layette attend l’arbitrage de l’UGTT
Ainsi donc, la Tunisie serait colonisée par des « lingettes sionistes » ! Il faut vraiment n’avoir rien d’autre à foutre pour dénicher dans un rayon d’hypermarché, le produit suspect en provenance d’Israël. Est-ce pour faire oublier son lâchage de convoyeurs d’essence trop revendicatifs et pour évincer les surenchères gauchistes à l’intérieur de ses rangs que la Centrale syndicale agite l’étendard palestinien en dénonçant ce soupçon d’infraction à la prohibition de tout commerce avec l’État hébreux ?
Aujourd’hui, la population tunisienne, le nez sur son chariot d’approvisionnement ramadanesque et sous l’anesthésie des feuilletons télévisuels, n’a plus guère d’yeux pour le drapeau palestinien. Si vraiment l’UGTT veut le hisser à nouveau, alors il lui faut protester contre le dernier meurtre sioniste de 26 civils palestiniens, contre l’expansion des colonies, contre la loi-nation minorisant la citoyenneté des arabes israéliens et contre l’appui au gouvernement Netanyahu des États-Unis déployant ses destroyers et porte-avions, en protection d’Israël contre une présumée menace iranienne !
Mais se fendre d’un communiqué contre des lingettes, franchement… ! L’UGTT ne nous avait-elle pas promis pour le début mai son rapport économique et social, dont la publication se trouve désormais reportée courant juin ? Ne voit-elle pas qu’il y a urgence et que les états-majors de partis en compétition électorale sont déjà à la manœuvre ?
Ainsi, le monolithe Ennahdha se prépare dans une ambiguïté de sphinx : soutenir Kaïs Saïd, pourquoi pas ? Cautionner Nabil Karoui peut-être, tant il serait une victime ? Accompagner le mouton noir Hamadi Jebali, on verra ? Et Rached Ghannouchi, n’est-il pas le candidat légitime, certes mais… ? Samir Dilou est habile, il confirme qu’Ennahdha prépare bien intimement sa cuisine électorale et n’exposera son programme (vraisemblablement islamo-libéral) par le menu que le moment venu.
Il s’agit d’un grand appareil partisan ordonné, discipliné et qui a vu de nez - je joue à mon Hassen Zargouni - représente bien au moins un quart de la population électorale tunisienne, sans doute davantage, plus proche du tiers malgré une récession aux élections municipales, dépassé par des listes indépendantes, encore que ces listes soient en partie proches de Ennahdha.
Face à lui, il y aura la Droite de Tahya Tounes alliée à une frange de Nidaa, libérale autant que Ennahdha, voire ultra-libérale. Ce parti reprend le marketing identitaire du parti nationaliste de l’indépendance, dont les différentes mues le portent aujourd’hui à soutenir d’avantage les lobbies et l’affairisme qu’à servir une redistribution du revenu national.
C’est l’époque qui le veut, les écarts sociaux se creusent davantage, les classes moyennes s’effondrent en masses de nouveaux pauvres, tandis que les vrais pauvres recueillent encore le secours des vestiges de l’État providence, et cela sur les recommandations des objectifs du Millénium de l’ONU et surtout pour éviter des émeutes populaires.
Ce parti va aux élections dans la force des moyens administratifs et financiers que lui procure l’exercice gouvernemental, mais dans la faiblesse d’un bilan économique et social en grande partie négatif. À quelques semaines des élections, il décide de prendre le taureau par les cornes et de mettre fin aux désordres par la manière forte, tandis que ses concurrents restent au spectacle de cet affrontement sans lui apporter de caution.
Ce rassemblement dans le lignage du parti-État de l’indépendance, oligarchique, clientéliste, népotiste, relativement moderniste au plan sociétal, pourrait représenter un autre bon tiers du corps électoral. Et pourrait même s’appuyer, malgré la compétition d’egos et quelques divergences programmatiques, sur le renfort de Machrouu Tounes, El Moubadara, Afek et Al Badil, qui partagent avec Tahya Tounes grosso modo le même logiciel.
Le parti Destourien Libre rejoindra-t-il cet agrégat ? Il me semble que non, car il se tient dans une grande radicalité qui fait à la fois son audience et ses limites, au même titre que la personnalité très clivante de son leader Abir Moussi. Il m’apparaît davantage comme un parti repoussoir et malgré des sondages conjoncturellement favorables, cela m’étonnerait qu’il fasse un score problématique pour les deux précédentes forces électorales, à moins que le décès annoncé de Ben Ali ne le booste ponctuellement comme une revanche culpabilisante de l’Histoire.
À l’inverse, le Courant démocratique de Mohamed Abbou pourrait bien affirmer sa progression au-delà des 10% du corps électoral estimé actuellement. Le charisme de son chef, homme politique clair, solide, d’une parfaite légitimité historique, compte autant dans ce succès que l’empathie populaire pour son épouse Samia Abbou, inlassable et vindicative guerrière contre la corruption.
Pourtant, la lutte contre la corruption, si elle assure une popularité, ne suffit pas à faire un programme à ce parti qui promet une autorité juste et transparente, convenablement libérale économiquement et conservatrice au plan des valeurs.
Restera-t-il en définitive dans ce paysage politique décrit seulement au niveau de la représentation législative, un espace pour les partis démocratiques progressistes ? Allo la Gauche ? Personne ne répond plus. Ces dernières semaines pourtant, du rouge écarlate au rose layette, cette Gauche sociale s’exprimait, se positionnait, commençait à tisser des alliances dans le projet d’un rassemblement. Paradoxalement, ce dernier a pourtant commencé par le siphonage du Front Populaire, tiré vers plus de réformisme, vers un centre gauche taillant des croupières à la radicalité butée du POCT et de Attaliaa, glissant des peaux de bananes au leader de la Jebha, Hamma Hammami.
À cette manœuvre à mon avis très préjudiciable pour la Gauche sociale parce qu’elle la fragmente davantage, il y a Mongi Rahoui, Riadh Ben Fadhel, sans doute aussi l’initiative Qadiroun et deux petits partis, Tounes Ila Al-Amam du syndicaliste Abid Briki d’une part, et d’autre part le parti centenaire anciennement Parti communiste tunisien, réduit aujourd’hui hélas, par une série de mutations et une propension au réformisme, à la portion congrue d’Al Massar !
Si toutes ces formations de Gauche pouvaient trouver un programme commun bâti sur un ordre juste préservant le bien commun et la souveraineté nationale, et si elles consentaient à se choisir un leader charismatique et tonique, alors il s’ouvrirait un boulevard devant elles. C’est à ce point nodal qu’intervient l’UGTT dont le renfort est indispensable.
Alors c’est bien la peine, Noureddine Taboubi, de s’agiter, d’allumer la passion populaire, de se dire concerné par l’enjeu redoutable de ces prochaines élections, pour ensuite demeurer en retrait, ne pas (ou pas encore) proposer de projet social commun qui serait l’alternative commune des forces de transformations sociales.
La Gauche tétanisée attend aujourd’hui l’arbitrage de l’UGTT.