L’hostilité croissante entre les puissances éloigne toujours plus l’urgente coopération internationale. La semaine du lundi 15 au lundi 22 mars a été exemplaire. Elle a dépeint comme peu d’autres la perte d’un temps précieux pour faire face à ce qui compte. Cela nous amène à penser que les fameux « défis du siècle » (lutter contre le réchauffement climatique, atténuer les inégalités sociales et régionales, initier le désarmement des moyens de destruction massive) nous échappent comme du sable entre les doigts d’un poing fermé. Cela me remémore les souvenirs de cette conversation sur le divin et l’humain il y a des années avec le regretté écrivain russe Andrei Bitov.
« Parfois, je crois que l’humanité se dirige droit vers la catastrophe, d’autres fois, en revanche, je vois des signes d’espoir, qu’on peut remédier à tout d’une manière ou d’une autre », m’a dit l’écrivain. Eh bien, cette semaine a été exemplaire à l’aune de la première impression de Bitov : par l’accumulation de catastrophes qu’elle montre. Commençons en Europe.
Le 15 mars, le Royaume-Uni avait déjà 35% de sa population vaccinée, tandis que l’Allemagne et les grands pays de l’UE (France, Espagne, Italie...) n’atteignaient pas 8%. Les chiffres rappellent cette déclaration l’an dernier de l’allemand Manfred Weber, chef du groupe conservateur au Parlement européen : « Si le Brexit est perçu comme un succès, cela signifiera le début de la fin de l’UE ». La gestion du Covid donne cette impression. Le leadership allemand dans la conduite de la pandémie, cet inattendu accélérateur de tendance, ressemble beaucoup à un fiasco.
Ursula von der Leyen a confirmé le pronostic. Elle a si mal fait que son prédécesseur Jean-Claude Juncker, enfreignant les règles habituelles de bienséance, s’est déclaré « déçu » par elle. Dirigée par la Présidente de la Commission elle-même, l’hostilité contre la Russie a été poussée à des extrêmes grotesques, comme en témoigne la déclaration du ministre slovaque des Affaires étrangères, Ivan Korshok : contre l’utilisation du vaccin russe efficace car il est « un instrument de la guerre hybride » de Moscou contre l’Occident…
Depuis que l’Union des Journalistes Allemands (DJV) a lancé sa campagne en 2019 pour retirer la licence au site de la chaîne de télévision russe RT (dont le problème est qu’elle est efficace en termes d’information et compétitive), les banques allemandes ont refusé à RT l’ouverture de comptes, quelque chose d’impensable sans médiation de l’action gouvernementale.
Le leadership allemand dans « l’Opération Navalni » pour déstabiliser la Russie a été manifeste. Les vidéos sur le faux « palais » de Poutine à Sotchi ont été montées dans des studios bavarois et financées avec de l’argent allemand et étasunien avec l’intention très spécifique d’organiser une grande révolte populaire en Russie. Cette proéminence entraîne l’UE dans son ensemble sous la forme de sanctions supplémentaires et confirme les rêves délirants envers la Russie exprimés par Gabriel Ferbermayr, président du rétrograde Institut de l’Economie Mondiale de Kiel, à Deutschlandfunk : « le grand objectif de l’UE est de parvenir à un changement de régime en Russie », pour lequel il faut « mettre Moscou à genoux économiquement ».
Mardi 16 mars, le gouvernement de Boris Johnson a annoncé une augmentation jusqu’à 44% de son arsenal nucléaire. La France, elle aussi, prévoit une augmentation de 50% des dépenses pour moderniser son arsenal nucléaire entre 2019 et 2025. Dans le cas britannique, la Russie et la Chine sont identifiées comme des menaces dans la génuflexion habituelle suiviste de Londres envers Washington.
Le même jour, à Atlanta, le jeune Robert Aaron Long a perpétré un massacre de huit personnes clairement dirigé contre les Asiatiques. Alors que neuf Etasuniens sur dix voient la Chine davantage comme un concurrent et un ennemi que comme un partenaire (enquête de février Pew Research) et que l’on constate qu’il y a une nette augmentation des attaques contre les Asiatiques, en particulier chinois, la presse locale, qui n’a cessé de publier des couvertures et des gros titres diabolisant la Chine, se demande innocemment les raisons d’un tel rebond. Avec la loi d’exclusion chinoise, promulguée en 1882 et en vigueur jusqu’en 1943, le racisme anti-chinois a une histoire de 150 ans dans le pays et il a été très facile de le relancer.
Mercredi 17, le président Biden a publiquement qualifié Vladimir Poutine d’« assassin », une déclaration sans précédent que même Staline n’a pas reçue et qui montre à quel point les formes ont été perdues. De toute évidence, Biden doit faire preuve de dureté envers la Russie et la Chine afin que les républicains ne l’accusent pas de « trahison » avec laquelle les démocrates ont harcelé Trump, mais de là à transformer les relations étrangères en une théâtralisation de la lutte interne dénote une faiblesse.
La déclaration de Biden a coïncidé avec le dix-huitième anniversaire du début de la campagne de bombardement et d’invasion en Irak (mars 2003) et avec le dixième anniversaire du début de la guerre de l’Union européenne et de l’OTAN contre la Libye (19 mars 2011), continué le même mois d’août avec les envois d’armes de la Libye vers la Syrie pour encourager la guerre civile financée et armée par les puissances occidentales et leurs partenaires du Golfe. Selon les statistiques officielles de l’armée ( Airpower Summaries , qui avec Trump a cessé d’être publié), les États-Unis et leurs alliés ont lancé 326 000 bombes et missiles contre d’autres pays depuis 2001, dont 152 000 en Irak et en Syrie. Autrement dit, une moyenne de 46 bombes et missiles par jour pendant près de vingt ans.
Traduite dans le sens commun le plus élémentaire, la situation révèle ce qui suit : le même club formé par les États-Unis, le Canada, l’Angleterre et l’Union européenne qui, ces dernières années, a détruit trois grandes sociétés musulmanes, avec plusieurs millions de morts à lui seul, s’inquiète du « génocide » des musulmans ouïghours en Chine, son chef qualifie son rival russe, qui est à côté de lui une sœur de la charité, de « meurtrier » et décide de sanctions. Pour la première fois en plus de trente ans, l’Union européenne s’associe aux sanctions contre la Chine.
Jeudi 18, à Anchorage (Alaska), les délégations des États-Unis et de la Chine s’échangent devant les caméras des reproches en escalade qui sont d’ailleurs sans précédent, dans le premier contact de haut niveau entre les deux gouvernements depuis l’élection de Biden. Les Chinois, qui venaient d’encaisser de nouvelles sanctions, précisent qu’ils ne feront pas débordés. A la veille de la rencontre, les secrétaires d’État et de Défense étasunien, Antony Blinken et Lloyd Austin, réaffirment le front anti-chinois lors d’une visite en Corée du Sud et au Japon. Auparavant, Biden a promu le sommet du quatuor Quad (avec l’Australie, l’Inde et le Japon) et Blinken a rencontré l’OTAN et l’UE à Bruxelles. « Nous avons confirmé le ferme engagement des États-Unis en matière de défense du Japon, en utilisant tous types de moyens, y compris le nucléaire », a déclaré le ministre japonais des Affaires étrangères, Toshimitsu Moregi, à la fin de la visite japonaise.
Lundi 22, a débuté une visite de deux jours en Chine du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. « Les risques de sanctions US doivent être atténués en cessant d’utiliser le dollar, nous devons cesser d’utiliser les systèmes de paiement internationaux contrôlés par l’Occident », a-t-il déclaré. « La relation avec l’Union européenne en tant qu’organe est inexistante », l’architecture de cette relation « a été détruite par des décisions unilatérales de Bruxelles ».
À l’issue de sa rencontre avec le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi à Guilin, la déclaration conjointe a exhorté la communauté internationale à mettre de côté les divergences, à construire un consensus, à promouvoir la coordination et à sauvegarder la paix et la stabilité mondiales. Bien au contraire de ce qu’indique cette semaine exemplaire : le développement de cette dynamique indique une plus grande tension militaire, un plus grand danger de guerre sur le front russe (Ukraine) et en Asie de l’Est avec Taiwan au centre.
Le temps passe et la grande coopération internationale pour s’attaquer aux problèmes mondiaux reste hors de toute perspective. L’environnement d’hostilité croissante et de guerre froide rend cette coopération urgente illusoire. C’est pourquoi cette semaine-là fut exemplaire.