L’Armée russe, ou plutôt le groupe Wagner qui lui est associé, a achevé cette semaine (publié le 25 mai) la conquête de Bakhmut. Jusqu’en 2016, cette ville du Donbass, aujourd’hui en ruines, s’appelait Artyomovsk, en l’honneur du leader bolchevique Fiodor Sergueïev. Ruben et ses ancêtres - Rafael Poch de Feliu (nom de guerre « Artyom »). Sergueïev a été l’inspirateur de la République de Donetsk pendant la guerre civile et s’est battu en 1918 contre les interventionnistes étrangers, les Russes blancs et les nationalistes ukrainiens. Lorsque le peuple du Donbass a proclamé la République Populaire de Donetsk en 2014, en réaction au changement de régime soutenu par les États-Unis et l’Union européenne dans le sillage du soulèvement populaire à Kiev, la nouvelle république s’est déclarée le successeur de la première république de 1918. Ainsi, en 2016, le président ukrainien Petro Porochenko a rebaptisé la ville dans le cadre d’une campagne visant à supprimer les monuments et symboles soviétiques et à les remplacer par le récit nationaliste du nouveau régime.
Au cours de la guerre actuelle, la ville a été déclarée « forteresse imprenable » par le gouvernement de Kiev, qui y a construit l’une de ses trois lignes de défense fortifiées. Il y a quelques mois, la presse occidentale et ukrainienne vantait l’ « importance stratégique » de Bakhmut/Artyomovsk. Maintenant que les Russes se sont emparés de la ville dans le cadre d’une bataille militaire qui a débuté en février dernier, les mêmes médias et les mêmes personnes qualifient la ville de « stratégiquement non pertinente ». Il est arrivé à Bakhmut la même chose qu’au journaliste Seymour Hersh, « brillant journaliste primé » et « lauréat du prix Pulitzer » jusqu’à ce qu’il révèle en détail comment les États-Unis ont fait sauter les pipelines NordStream sur ordre du président Biden, ce qui a fait de Hersh un « journaliste controversé ». Aujourd’hui, la conquête russe de Bakhmut fait à peine la une des journaux.
La prise de Bakhmut, où l’Ukraine a posté des unités d’élite qu’elle prévoyait d’utiliser dans sa « contre-offensive » annoncée, indique que l’Ukraine est en train de perdre la guerre et qu’elle enregistre beaucoup plus de pertes au combat que l’armée russe, selon les analyses les plus fiables.
Les analystes russes prennent très au sérieux la « contre-offensive » ukrainienne annoncée – et on ne sait pas vraiment si elle a déjà commencé. Ils savent que les choses peuvent mal tourner, mais les chiffres ne collent pas. Contrairement à l’année dernière, la Russie dispose aujourd’hui d’une supériorité numérique en termes d’effectifs et d’artillerie, l’arme qui décide d’une campagne qui ressemblerait davantage à celles de la Première Guerre Mondiale qu’à celles de la Seconde, si ce n’est que Moscou pratique une économie évidente de vies humaines dans ses rangs. Bien sûr, ce n’est pas ce que nous dit la propagande de guerre occidentale et sa courroie de transmission médiatique, avec son image de la guerre comme un hachoir à viande russe. Ne nous y trompons pas, et ne nous en réjouissons pas : ce qui comptent le plus de morts sont les Ukrainiens dans ce carnage dramatique. Et leur disponibilité en matériel humain est bien inférieure à celle de la Russie.
L’Ukraine d’aujourd’hui, avec son exode de huit millions de personnes, dont plus de trois millions vers la Russie (autre fait caché révélateur), doit compter 25 à 30 millions d’habitants, contre 145 millions pour la Russie. L’Ukraine recrute désespérément dans la rue des citoyens qui n’ont aucune envie d’aller au front. À Kharkov, depuis des mois, les hommes en âge de servir dans l’armée évitent de se réfugier dans le métro en cas d’alerte, comme ils l’ont fait l’année dernière, de peur qu’un raid ne les envoie au front pour y mourir dans les 48 heures. Beaucoup évitent de quitter leur domicile pour la même raison. Des centaines de milliers de jeunes Russes ont quitté le pays pour éviter d’être enrôlés, et il en va de même en Ukraine où, en décembre, le service des frontières a fait état de 12 000 détenus tentant de franchir illégalement la frontière avec la Roumanie. Selon des rapports d’organisations antimilitaristes allemandes, l’Ukraine compte plus de 175 000 déserteurs et objecteurs connus. Et ce, dans un pays où l’exemption militaire s’achète avec quelques milliers de dollars, facilement remis à la bonne personne.
Il est largement admis, tant en Russie qu’à l’Ouest - largement admis mais peu diffusé - que les chars et les avions fournis par l’OTAN ou devant être fournis ne changeront pas grand-chose à l’équilibre des forces. Nous sommes confrontés à une guerre d’usure pour laquelle la Russie, malgré sa force manifestement disproportionnée par rapport à l’OTAN, semble bien équipée d’un point de vue industriel. Elle dispose d’un bon système de défense aérienne et d’un bon système de missiles qui, semble-t-il, a déjà annulé certaines batteries américaines « Patriot » très coûteuses, comme le suggère, au-delà de la propagande respective, le fait que le cours en bourse de la société qui fabrique ces armes a chuté ce mois-ci en réaction à la nouvelle de leur inefficacité, ce qui aura des conséquences dramatiques sur la vente et l’exportation de ces armes vendues comme « infaillibles »…
Cela ne veut pas dire que tout va bien pour la Russie. De nouvelles armes occidentales, des missiles britanniques, des chars allemands et, quelque chose de plus, avions US alimentent l’escalade de la guerre et rendront certainement possibles des attaques plus concentrées sur la Crimée. D’autre part, les fanfaronnades et les accusations incessantes du chef du groupe Wagner, Evgeni Prigozhin, à l’encontre de l’Armée russe, insultant ses généraux et le ministre de la Défense lui-même et leur reprochant de ne pas lui fournir de munitions, illustrent bien les désordres internes de la Russie.
Au-delà des aspects strictement militaires, la Russie a perdu l’essentiel du capital de russophilie qui existait en Ukraine avant l’invasion. Le nationalisme ethnique ukrainien, qui ne dominait autrefois qu’en Galicie et dans les régions occidentales du pays, a fait des percées significatives dans l’ensemble du pays. En dehors de la Crimée et du Donbass, le ressentiment des Ukrainiens russophones à l’égard de la Russie s’est accru de manière irréversible. C’est la seule victoire du nationalisme ukrainien dans cette guerre, et les Russes l’ont servie sur un plateau.
Les pressions politiques et médiatiques occidentales, qui soutiennent les secteurs les plus délirants de l’Ukraine qui rêvent d’une « victoire complète », avec la reconquête de tout ce que les Russes ont annexé, y compris la Crimée, sont extrêmement dangereuses. Une telle reconquête semble encore impossible sans une intervention militaire directe des soldats de l’OTAN dans le conflit, et dans ce cas, l’hypothèse nucléaire russe deviendrait possible.
La société russe n’est pas encore sur le pied de guerre. Le conflit n’est pas perceptible à Moscou et à Pétersbourg, au-delà de la dureté de la répression à l’encontre d’une opposition marginale dans les rares cas où elle se manifeste. Dans ce contexte, le renforcement de l’engagement militaire occidental, ainsi que les actions et attaques ukrainiennes sur le territoire russe, comme le raid militaire des « volontaires russes de droite » dans la région frontalière russe de Belgorod, ne feront que cimenter le soutien d’une société généralement peu passionnée par la guerre.
Les attaques ukrainiennes en Russie contre des personnalités civiles qui soutiennent la guerre sont désormais ouvertement reconnues par leurs auteurs. « Ce qu’ils appellent terrorisme, nous l’appelons libération », a déclaré le jeune général responsable de ces attaques au sein du ministère ukrainien de la défense, Kiril Budanov. « Cela n’a pas commencé parce que je suis devenu fou et que j’ai commencé à tuer des gens à Moscou, mais parce qu’ils ont envahi notre pays depuis 2014. Je ne m’attarderai pas là-dessus, mais nous tuerons des Russes et nous continuerons à tuer des Russes partout dans le monde, jusqu’à la victoire complète de l’Ukraine ». Des dizaines de « collaborationnistes » des régions occupées par la Russie ont été tués dans cette série d’attaques, dont l’écrivain Zakhar Prilepin, qui a survécu à un attentat à la voiture piégée à Nijni Novgorod le 6 mai, qui a tué son garde du corps et son chauffeur ; l’ultra blogueur Vladlen Tatarski, tué par une bombe le 2 avril dans un café de Saint-Pétersbourg au cours d’une discussion qui a fait des dizaines de blessés, et la jeune journaliste Daria Dugina, fille d’un philosophe de droite, tuée en août dernier par une bombe placée dans sa voiture. « Ces cas se sont produits et se poursuivront, ces personnes recevront leur châtiment bien mérité, qui ne peut être que leur élimination, que je mettrai en œuvre », proclame Budanov, un Russe de 37 ans originaire d’Odessa.
L’année dernière, la position déclarée des États-Unis était de dissuader les attaques ukrainiennes sur le territoire russe, tandis que les Ukrainiens ne reconnaissaient pas la paternité de ces actions. Cette année, les choses ont changé, Budanov le dit clairement, et même le timoré ministre allemand de la défense, Boris Pistorius, qualifie les opérations ukrainiennes sur le territoire russe de « tout à fait normales ».
« Nous savons très bien que les décisions concernant ces attaques terroristes ne sont pas prises à Kiev, mais à Washington », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
Ces événements, ainsi que les divers sabotages de voies ferrées et autres commis en Russie, se retourneront contre l’Ukraine et l’Occident, car ils resserreront le consensus social interne russe vers une guerre qui reste aujourd’hui sans enthousiasme, et éventuellement vers une mobilisation totale en rangs serrés , en cas d’intervention directe de l’OTAN. En même temps, ces attaques annoncent ce qui attend la Russie dans les régions qu’elle occupe en Ukraine en cas de « victoire » militaire et de gel du conflit.
Au niveau international, le dernier sommet du G-7 à Hiroshima a insisté sur l’escalade : capitulation et retrait militaire inconditionnel et total de la Russie, plus un « soutien inébranlable à l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra pour parvenir à une paix juste » et un feu vert pour la livraison d’avions de guerre modernes, tandis que l’autre partie resserre son étau sur la Chine.
La réponse a été une coopération industrielle et militaire accrue entre Moscou et Pékin, avec le Premier ministre russe Mikhail Mishutin en visite à Pékin cette semaine, accompagné d’un tiers de ses ministres, et le chef de la sécurité du Politburo du Parti chinois (c’est-à-dire le principal responsable de la sécurité, bien plus qu’un ministre), Chen Wenqing, qui s’est rendu à Moscou.
Les Chinois sont bien conscients que Washington veut « reproduire la crise ukrainienne dans la région Asie-Pacifique », lit-on dans le quotidien chinois Global Times. L’objectif est une guerre par procuration contre la Chine et la formation d’une OTAN asiatique. Les Chinois se préparent clairement à l’extension de la guerre prônée par les États-Unis et ont demandé aux Russes de leur transférer leurs systèmes de défense aérienne les plus modernes, notamment les modèles S-400 et S-500 récemment développés et améliorés. En retour, la Russie recevra bien sûr un soutien industriel et militaire de la Chine, d’autant plus intense que l’OTAN s’impliquera militairement contre les deux pays.