Lorsque le vague à l’âme nous saisit devant la gamme des manifestations de la proximité perturbante de la « culture de l’Autre », nous rêvons très régulièrement de la réformer, pour combler ce que la différence peut avoir de déstabilisant. Pour soulager nos angoisses domestiques, préférant chercher loin de nous l’origine de turbulences auxquelles nous sommes pourtant étroitement associés, nous focalisons notre attention sur cet "islam de l’Autre" et rêvons de le modeler à notre image. (...)
Le principe même d’une réflexion critique des musulmans sur leur dogme n’est pas pour autant illégitime, tant s’en faut, et les directions que montrent les acteurs de la réforme religieuse sont loin d’être toutes hors de propos. Il n’est donc pas question de rejeter l’existence d’un espace de débat interprétatif de la norme religieuse de l’Autre, ni de refuser l’idée que de telles réinterprétations de la référence musulmane puissent faire partie des variables du changement qui pacifierait le monde.
Encore faut-il ne pas confier au seul changement de l’Autre la totalité des efforts nécessaires pour apaiser les tensions. Et que cette perspective rassurante, qui présente l’avantage de nous disculper, ne serve pas à en masquer d’autres, qui devraient pourtant nous faire réfléchir.
Outre le fait qu’elles contribuent de façon très pernicieuse à culturaliser des problèmes qui sont le plus souvent trivialement politiques, les problématiques occidentales de réforme religieuse sont essentiellement portées par des interlocuteurs qui n’ont qu’une influence extrêmement limitée sur la composante de la société au nom de laquelle ils ont l’ambition de s’exprimer.
J’emploie souvent, pour rendre compte de cette contradiction essentielle, une métaphore ferroviaire. Un réformateur, (musulman ou autre), devrait avoir la qualité première d’une bonne locomotive, qui est celle de tirer les wagons.
Or, quelle que soit la catégorie dans laquelle ils jouent, très savante pour les uns, analphabète pour les autres, les « réformateurs » parisiens de l’islam promus aux heures de grande écoute sont un peu à l’image d’une locomotive qui sifflerait loin devant les wagons qu’elle est censée tirer. Et dont le conducteur se soucierait plus de plaire aux spectateurs massés le long de la voie – en l’espèce les auditeurs avides d’entendre cautionner les perspectives confortables de la « laïcité falsifiée » – que de les contredire et de les instruire chaque fois que cela est nécessaire.
Ceux-là, il est temps de nous en apercevoir, au lieu de faire avancer utilement le train des réformes, ne brassent que l’encre de nos colonnes et l’air de nos studios, en pure perte.