“La France semble avoir laissé les considérations de type électoralistes prendre le pas sur toutes autres dans sa gestion de la crise (syrienne). L’endiguement électoral du Front national semble en effet exiger de cultiver, encore et encore, dans l’hexagone et dans le monde, la tension avec l’autre musulman. Et donc de dire non aux réfugiés arrivant aux portes de l’Europe et oui aux très sélectives gesticulations militaires orientales. La France est peut être tout particulièrement ainsi en train d’alimenter, tout en s’en défendant, la pire des fractures confessionnelles régionales : celle qui pourrait voir un jour, pas si lointain que cela, l’engagement des monarchies du Golfe, ou de leurs citoyens — si leurs monarques ne survivent pas à la position intenable dans laquelle ils vont bientôt se trouver — dans la défense d’un camp sunnite de plus en plus clairement menacé par l’irruption massive, aux côtés de l’Iran, et avec la caution de moins en moins discrète des Occidentaux, des armes russes”.
- Beaucoup de chercheurs et beaucoup de militants étaient très optimistes concernant le printemps arabe. En 2011, Rached Ghannouchi et bon nombre d’analystes avec lui avaient cru pouvoir annoncer qu’aAl-Qaida avait été « “enterrée »” à Tunis. Que reste-t- t il aujourd’hui pour vous de ce printemps ?
Il y a plusieurs façons de répondre. Les Français débarrassés de Louis XVIXVI auraient-ils dû, ou pouvaient-ils être optimistes lorsque leur pays, sous la férule de Robespierre, vivait les affres de la bien nommée Terreur ? Si naïveté ou imprudence il y a eu de la part de certains observateurs, c’est sur l’évaluation de la temporalité nécessaire à la profonde et très salubre évolution relancée par le printemps tunisien, et qui va se poursuivre sans doute encore plusieurs années. Le départ de ceux qui, à l’instar de Qadhafi, pouvait faire assassiner 1270 personnes en une matinée (le 29 juin 1996 dans la prison d’Abou Salim dans la banlieue de Tripoli) demeure à mes yeux, quelles que soient les difficultés et la lenteur —- très prévisibles —- de la construction des mécanismes de représentation, et quel que soit le radicalisme de certains des nouveaux acteurs, un jalon positif et indispensable de cette lente « “réconciliation »” en cours des sociétés du Maghreb et du Proche Orient avec leurs institutions politiques.
Je ne doute pas de la capacité des Libyens, des Syriens ou des Yéménites à avancer sur cette voie. Il ne m’appartient pas d’apprécier les opinions des citoyens qui vivent aujourd’hui dans la tempête révolutionnaire, mais je me démarque radicalement de tous ceux qui, depuis l’Europe ou les Etats Unis, semblent parfois regretter le « “bon vieux temps »” des dictateurs.
Pour le reste, il me parait essentiel de dire que ce sont les acteurs de la contre-révolution arabe et leurs puissants soutiens occidentaux qui sont les tout premiers responsables de la radicalisation de certains segments des oppositions aux régimes déchus. L’existence de l’OEI Daech ne saurait donc suffire ni à faire regretter Qadhafi ni à cautionner la fausse solution Sissi ! On ne peut pas, comme l’Europe de la baronne Ashton a honteusement participé à le faire en Égypte, poignarder l’expérience gouvernementale des Frères Musulmans, si imparfaite ait-elle pu apparaitre aux yeux de certains impatients, et s’étonner ensuite de voir monter en puissance une alternative intolérablement radicale.
Le « printemps arabe » demeure à mes yeux une page de l’histoire de cette région dont je suis intimement convaincu que — si longue et si douloureuse soit-elle — elle sera valorisée par les générations à venir.
Pourquoi le radicalisme a-t-il perduré ? D’abord, bien sûr, parce que les ouvertures politiques suffisamment effectives pour être efficaces ont été à ce jour bien trop limitées dans l’espace et dans le temps pour jouer pleinement leur rôle. Pour ne rien dire de l’Égypte, cela a été le cas même en Tunisie, où, de pair avec une gestion particulièrement « centriste » d’Ennahda, la répression contre la jeunesse salafiste a trop vite repris ses droits dans une société où la justice transitionnelle a été de surcroît sacrifiée sur l’autel de l’union nationale. Ce sont sans doute là les toutes premières raisons, pas complètement imprévisibles, pour lesquelles les cinq premières années de ce printemps ont à ce jour échoué à tarir l’attrait du radicalisme.
Mais ce n’est pas tout. J’avais fait en décembre 2011 une très prudente appréciation des perspectives de la mouvance d’al-Qaida dont je n’ai pas aujourd’hui de raison de me démarquer. « L’ère du radicalisme armé transnational n’est peut-être pas [...] révolue », écrivais-je alors. « [...] Si la source de radicalisation que représentait la trop grande soumission des régimes répressifs à la superpuissance américaine à quelque chance de se tarir, deux au moins des ressorts de la mobilisation jihadiste semblent à ce jour être demeurés fonctionnels. Le “jihadisme” de l’État hébreu d’une part, celui de son puissant sponsor et allié américain ensuite et leur identique propension à recourir au hard power en s’affranchissant de toutes les contraintes du droit international [...]. Oussama Ben Laden a été, on l’oublie souvent, le révélateur autant que le responsable des profonds déséquilibres de la scène mondiale. Tant que ces déséquilibres perdureront, le lourd déficit de légitimité des États-Unis et de leurs alliés européens et israéliens auprès d’une large majorité de l’opinion publique du monde musulman restera d’actualité.
Pour tous ceux pour qui les institutions politiques nationales (même après “rénovation”), régionales ou internationales, n’auront pas acquis de crédibilité suffisante, la tentation de s’en passer au profit des raccourcis de la lutte armée risque dès lors de demeurer présente.
À cette matrice, il faut assurément aujourd’hui ajouter un facteur dont l’importance a été moins souvent anticipée. C’est le rôle joué, notamment dans la crise syrienne — en parallèle avec celui du camp occidental et du puissant front des acteurs arabes de la contre-révolution — par la Russie et par l’Iran. C’est également la résonnance confessionnelle, chiite bien sûr, mais également « chrétienne » qu’ils ont, avec d’autres, contribué à donner aux fractures régionales et mondiales réveillées par la dynamique printanière.
L’islamophobie rampante des Occidentaux semble parfois être en train de devenir le seul véritable repère — inavoué — de leur stratégie dans la crise syrienne. Les derniers glissements tactiques des Occidentaux (la caution apportée plus ou moins explicitement à Poutine pour frapper presque tous les groupes menaçant Bachar) sont en train d’en expliciter inexorablement l’ampleur et les cibles prioritaires. Elle est sans surprise plus virulente à l’égard des sunnites. Ce n’est sans doute point là question d’idéologie. Mais les sunnites sont à la fois les plus nombreux, les plus présents dans le tissu national, et, conjoncturellement, moins impressionnants que l’Iran, son allié Russe et ce camp des chiites, quand bien même ce dernier a-t-il été, avec la révolution khomeyniste, le fondateur du spectre de l’islamisme contemporain.
Ce n’est, je le crains, pas (beaucoup) plus compliqué que cela. À la différence de l’Allemagne (qui a accueilli près de 800 000 réfugiés syriens) ou de quelques autres, la Suède notamment, la France semble avoir laissé les considérations de type électoralistes prendre le pas sur toutes autres dans sa gestion de la crise. L’endiguement électoral du Front national semble en effet exiger de cultiver, encore et encore, en France et dans le monde, la tension avec l’autre musulman. Et donc de dire non aux réfugiés arrivant aux portes de l’Europe et oui aux très sélectives gesticulations militaires orientales. La France est peut être tout particulièrement ainsi en train d’alimenter, tout en s’en défendant, la pire des fractures confessionnelles régionales : celle qui pourrait voir un jour, pas si lointain que cela, l’engagement des monarchies du Golfe, ou de leurs citoyens — si leurs monarques ne survivent pas à la position intenable dans laquelle ils vont bientôt se trouver — dans la défense d’un camp sunnite de plus en plus clairement menacé par l’irruption massive, aux côtés de l’Iran, et avec la caution de moins en moins discrète des Occidentaux, des armes russes.
(Extrait de “Les motivations politiques du jihadisme en Europe” Sari Hanafi, entretien avec François Burgat) à paraitre
Aix / Beyrouth / octobre 2015