Le plus grand danger qui menace l’Occident se trouve dans l’Occident lui-même : il suffirait de rappeler que si la démocratie, la lutte pour la liberté individuelle et pour les Droits de l’homme sont bien occidentales, non moins occidentales sont la censure, la persécution, la torture, les camps de concentration, la chasse aux sorcières, la colonisation par la force des armes ou du capital, du racisme, etc.
Comme nous l’enseigne bien l’histoire, deux ennemis qui se combattent aveuglement et obsessionnellement tôt ou tard finissent par se ressembler l’un à l’autre. Ce fut, plus ou moins, ce qui est survenu pendant ladite Reconquista en Espagne. Sauf qu’à l’époque la tolérance politique et religieuse fut plus grande dans l’Espagne islamique que dans la catholique. L’idée et la pratique selon lesquelles des juifs, des chrétiens et des musulmans ont pu vivre et travailler ensemble durant longtemps se sont avérées inacceptables pour la nouvelle tradition suivie par les rois catholiques. Après l’expulsion des maures et des juifs en 1492, s’en sont suivies des purifications ethniques, linguistiques, religieuses et idéologiques successives.
En revenant au présent, nous voyons qu’une enquête récente montre que 62 % des Allemands non musulmans considère que l’islam est incompatible avec le « Monde occidental », ce qui démontre que l’ignorance n’est pas non plus incompatible avec l’Occident. Il y a moins d’un siècle, une grande majorité pensait la même chose des juifs en Allemagne, et aux États-Unis d’Amérique, on craignait le danger imminent d’une invasion de catholiques fanatiques traversant l’Atlantique vers la terre de la liberté.
L’enquête est publiée par le Wall Street Journal sous le titre : « L’Allemagne reconsidère la place de l’islam dans sa société ». Des titres semblables sont légion tous les jours. C’est comme si de par l’existence du Ku Klux Klan, un quotidien publiait à la une : « Les États-Unis d’Amérique reconsidèrent la place du christianisme dans leur société ». C’est ce type d’ignorance qui met vraiment en danger (le meilleur de) l’Occident, ce pourquoi maintenant les leaders du monde se scandalisent (et profitent, une fois encore, d’une occasion parfaite de se faire prendre en photos en défilant à la tête des masses) : la liberté d’expression dans toutes ses formes et la tolérance pour la diversité.
Si nous mesurions objectivement le danger d’actes barbares comme ceux récemment survenus à Paris, en termes mathématiques, nous pourrions clairement voir que les possibilités de n’importe quel citoyen de mourir dans un acte semblable sont infinitésimales en comparaison du danger réel que quelqu’un nous colle une balle parce que notre voiture lui plait, ou parce la façon dont nous nous habillons, ou dont nous nous exprimons ne lui plait pas.
Les massacres quotidiens qui, dans des pays comme les USA ou le Brésil, surviennent tous les jours sont pris de façon si naturelle que chaque matin dans les infos les prévisions météorologiques suivent. Ainsi qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil, chaque jour quelques types tirent quelques balles sur quelques autres types. Mais cela n’est pas une info et ne scandalise personne. Premièrement parce que nous sommes habitués ; deuxièmement parce que les groupes au pouvoir ne peuvent pas capitaliser trop sur ce type de violence. Au contraire, c’est une affaire discrète.
Maintenant, si quelqu’un tue cinq ou neuf personnes et le fait drapé dans le drapeau de l’ennemi, alors là, toute une nation, toute la civilisation est un danger. Parce que pour le pouvoir, il n’y a rien de meilleur que ses propres ennemis.
Certes, on pourrait argumenter qu’il s’agit d’un problème de valeurs. Mais aussi, ici, il y a une grossière erreur de jugement. L’idée répétée que l’Islam provoque la violence, en conséquence qu’il est nécessaire de confiner, ou mieux d’exclure ses adeptes, esquive le fait que cette religion a plus d’un milliard de fidèles et qu’une partie infinitésimale d’entre eux commettent des actes barbares, en incluant les fanatiques de l’État Islamique.
D’autre part, des lois religieuses comme celle qui ordonne de lapider une femme infidèle, ne sont pas dans le Coran, mais dans la Bible ; dans certains passages, la Bible tolère et même recommande l’esclavage et la soumission et aussi le silence des femmes. Quelqu’un accuserait-il le christianisme d’être une religion raciste, machiste et violente ? Encore une fois : ce n’est pas la religion, c’est la culture.
Mais la narration de la réalité est plus puissante que la réalité. Ceux qui identifient l’islam à la violence, ne le font pas uniquement par intérêts tribaux, par préjugés raciaux ou culturels ; ils le font aussi parce qu’ils ignorent ou préfèrent ne pas se rappeler que les croisades qui pendant des siècles ont rasé des peuples entiers sur le chemin de l’Europe à Jérusalem, c’est-à-dire du monde barbare vers le centre civilisé de l’époque, n’étaient pas musulmanes mais chrétiennes, aussi chrétiennes que n’importe qui ; que les inquisiteurs qui ont torturé et brûlé vifs des dizaines de milliers de personnes pendant des siècles pour le seul fait de ne pas observer le dogme, étaient chrétiens, non musulmans ; que les hordes les plus récentes du Ku Klux Klan sont chrétiennes, non musulmanes ; que Franco, Hitler et presque tous les dictateurs sanglants qui en Amérique Latine ont séquestré, torturé, violé et tué des innocents ou des coupables de dissidence, avaient l’habitude de participer à la messe tandis que la hiérarchie ecclésiastique de l’époque bénissait leurs armes et leurs actions.
Mais nous serions intellectuellement barbares si, basés sur ce passé proche et présent, nous terminions en jugeant que le christianisme est une religion violente (comme ça, au singulier), une menace potentielle pour la civilisation.
Les actes actuels du terrorisme islamiste ne sont pas seulement la conséquence d’un long développement historique. Évidemment, ils doivent être condamnés, poursuivis et traités avec tout le poids de nos lois. Mais nous serions mortellement ingénus si nous croyions que notre civilisation est en danger à cause d’eux. Si elle est dans un danger, c’est par nos propres déficiences, qui incluent les opportunistes réactionnaires qui attendent les actions de l’ennemi pour élargir leur contrôle idéologique, politique et moral sur le reste de leurs propres sociétés.
Pour ces gens, peu importe que le policier assassiné pour défendre Charlie Hebdo fut un musulman, ni que le fut aussi l’employé du magasin casher qui a sauvé sept juifs en les cachant dans la chambre froide du commerce. Ce qu’importe est de nettoyer leur pays « des autres », de ces « nouveaux venus », comme si les pays avaient des propriétaires.
Le terrorisme ne se justifie en rien, mais il s’explique en tout. Regarder l’histoire, avec plus d’un siècle d’interventionnisme et d’agressions occidentales au Moyen-Orient, n’est pas un détail ; c’est un devoir. Pour deux raisons : d’abord parce que c’est fondamental pour comprendre le présent ; deuxièmement parce que le passé démontre, sans doute, que la violence n’est la propriété d’aucune religion mais de cultures déterminées à des moments déterminés dans des conditions politiques et sociales déterminées.
*Jorge Majfud Auteur uruguayen et professeur de littérature latinoaméricaine à l’Université de Géorgie, Etats-Unis d’Amérique.