Mohammed Boudiaf a souvent été décrit comme un baroudeur, toujours prêt à en découdre, exposé de ce fait à tous les guet-apens mais prêt à rendre coup pour coup.
En mai 1954, un commando d’hommes de mains aux ordres de Messali Hadj s’est jeté sur lui dans une rue de la Casbah d’Alger et l’a roué de coups, le laissant sur le carreau.
C’était l’époque de la scission au sein du PPA-MTLD, quand Messali n’avait pas encore pleinement compris qu’une troisième force, constituée de ceux qu’on appellera les activistes, était en train de s’interposer entre les deux factions rivales pour dépasser leurs différends. Deux mois plus tôt, en mars, Boudiaf avait été l’initiateur de la création du Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA) qui se donnait pour objectif de réunifier le parti et de hâter le choix de la lutte armée.
Si Boudiaf avait fait alliance avec certains membres du comité central, c’était par pure tactique : pour se donner les moyens de battre le rappel des anciens de l’Organisation Spéciale (OS), aile militaire du mouvement dont il avait commandé la zone du Constantinois, qui s’étaient dispersés dans la clandestinité.
Mais Messali, à qui échappaient certaines évolutions récentes des rapports de force, ne voyait dans ce rapprochement qu’un risque de renforcement de ses ennemis traditionnels et il a cru qu’une bonne correction administrée à Boudiaf (dont Rabah Bitat qui l’accompagnait devait essuyer quelques coups perdus) suffirait à faire rentrer dans le rang celui qu’il considérait comme un simple comparse.
Boudiaf ne se voyait pas comme tel et surtout il n’était pas seul. Il a donc réuni ses troupes et a lancé une véritable expédition punitive contre le siège du parti. La bagarre générale qui s’en est suivie a fait plusieurs blessés dans les deux camps. « Cette riposte, devait-il écrire plusieurs années plus tard, fit réfléchir Mezerna et ses sbires qui n’osèrent plus s’attaquer à nous et ce jusqu’au 1er Novembre 1954 ».
La raclée infligée à Boudiaf en mai 1954 est devenue pour moi rétrospectivement plus qu’une péripétie relevant de la petite histoire. Je me surprends à comparer la scène dans laquelle je l’imagine gisant sur le pavé d’Alger en mai 1954 avec les images de la télévision algérienne le montrant agonisant sur l’estrade du Palais de la culture de Annaba le 29 juin 1992.
Dans la première scène, je me le représente certes bien amoché mais rassemblant déjà des énergies demeurées intactes pour rebondir sur la voie ascendante de l’histoire, avec comme galop d’essai la rixe monumentale de la place de Chartres qui devait prouver qu’il n’était pas accessible à l’intimidation et qu’il avait des amis sur qui compter.
Criblé de balles tirées dans son dos à Annaba 40 ans plus tard, aussi inerte qu’un oiseau foudroyé, il avait en revanche atteint l’extrême bout de la solitude dans laquelle il s’était enfermé 5 mois plus tôt quand il avait répondu aux sollicitations d’une Organisation Spéciale autrement plus secrète que celle qu’il avait jadis mobilisée et qui était entretemps passée à l’ennemi, avec les armes et les bagages de la Nation.
Aucun Bitat n’était plus là pour partager son sort, les dirigeants de cette OS ayant aménagé le vide autour de sa personne, pour parer à toute incertitude balistique : leur ministre de l’Intérieur, qui n’aurait pu décemment bouder la tribune s’il l’avait accompagné, s’était fait carrément porter pâle et les quelques membres de leur hiérarchie qui étaient présents avaient pris soin de se fondre dans le public, à distance respectable de la cible.
Surtout, personne n’était là pour monter une expédition punitive qui l’aurait vengé et fait réfléchir les sbires et leurs commanditaires, et l’histoire n’était plus porteuse d’aucun 1e novembre à revivre, de sorte que la solitude de Boudiaf dure jusqu’à ce jour, et n’en finit pas de nous ronger.
Témoin de l’assassinat, Hosni Kitouni, qui fut le collaborateur de Boudiaf, a décrit les moments qu’il a vécus au Palais de la culture de Annaba aussitôt après la mitraillade :
« Je l’avoue, j’ai pensé à survivre. Après coup, je me rends compte que je me suis trompé sur un point essentiel : je ne soupçonnais pas combien survivre à Boudiaf était un enfer et que cela n’avait rien à voir avec la survie à la guerre, car si la guerre nous a libérés de la colonisation, la mort de Boudiaf nous a privés de notre dignité d’hommes ».