Maintenant que les jeux olympiques sont terminés et que se calme peu à peu la fièvre qui a porté au pinacle les trois médaillés de l’Algérie avec cet abus des superlatifs qui fait que le chauvinisme nationaliste n’en finit pas d’user le langage, il est temps de dire quelques mots du personnage central du drame qui s’est noué et dénoué à Paris.
Je veux parler bien sûr d’Imane Khelif qui est sans doute le seul acteur algérien de la quinzaine qui a droit à la sympathie. Mise sur le grill pendant pratiquement toute la durée des compétitions, la boxeuse algérienne a certes été exposée à un cyberharcèlement de haut niveau mondial inspiré par le sexisme et le racisme les plus virulents. Et il n’est pas douteux que ce déchaînement devait beaucoup à sa nationalité algérienne et à la haine néo-colonialiste qu’inspire encore l’Algérie.
Un soutien indéfectible de l’institution sportive internationale
Mais il n’est pas moins vrai que, si Khelif a pu riposter avec ses armes favorites, ce fut grâce au soutien qui s’est avéré indéfectible de l’institution internationale la plus autorisée (le CIO) qui lui a loyalement offert la possibilité de remporter la victoire sportive et symbolique dans une guerre qui semblait perdue d’avance, tant elle était asymétrique.
Cela indique d’une manière tellement remarquable qu’il n’y avait pas un complot contre la boxeuse et son pays, à peine une conjugaison d’inimitiés, que la paranoïa nationale algérienne devrait baisser d’un ton et considérer ce point important : la fille de prolétaire grandie dans un village déshérité de la région de Tiaret a essuyé de gros grains mais elle bénéficiait d’appuis si puissants qu’elle est demeurée constamment du bon côté du manche.
Et on voudrait bien que la même justice lui soit rendue par la société algérienne. Car ce qui suscite le plus mon inquiétude pour elle, c’est l’attitude de ses compatriotes qu’elle devra sans doute affronter jusqu’à la fin de ses jours non pas tant en sa qualité de sportive qu’en sa qualité de femme.
Rejet et aversion
Plus radicaux et plus fielleux que la campagne déchaînée par certains médias étrangers contre sa participation au tournoi de boxe féminin, le rejet et l’aversion exprimés par nombre de ses compatriotes étaient et demeurent encore plus irrévocables puisque c’est en tant que femme, dans son être ontologique et essentiel, qu’elle était visée.
En qualifiant Imane Khelif de « mustarjila » (c’est-à-dire littéralement de femme se donnant une apparence et adoptant un comportement masculin), ses accusateurs faisaient preuve d’une insupportable injustice si l’on considère qu’elle n’a précisément pas cessé de revendiquer sa qualité de femme en rappelant à l’envi qu’elle était née, avait grandi et vécu en tant que telle.
Mais c’est toute l’indigence et la caducité des catégories de la charia islamique dont on lui faisait ainsi supporter les conséquences en invoquant contre elle à contre-emploi le verset 119 de la sourate des Femmes, interdisant de modifier la création de Dieu, et un hadith du prophète maudissant les femmes masculines (« el moutarajjilate », autre variante verbale plus canonique utilisée dans le texte pour qualifier le même « comportement »).
Lorsque l’on sait que ces mêmes milieux reprochent aux femmes de montrer les attributs de leur féminité (et ils ne se sont pas privés de maudire l’autre médaillée algérienne, la gymnaste Kaylia Nemour, pour son port du justaucorps règlementaire), on comprend que c’est une véritable impasse que leur idéologie organise pour justifier que la femme, pour une mauvaise raison et son contraire qui ne vaut guère mieux, n’a pas d’autre ressource que de se rendre invisible.
Une lecture infantile
Il faut cependant relever que ceux qui se sont autoproclamés défenseurs intraitables d’Imane Khelif ne sont pas plus recevables dans leurs arguments. Réquisitionnant sans autre forme de procès la championne pour l’instrumentaliser au service d’un nationalisme primaire et paranoïaque, ils lui ont taillé une stature de moudjahida (la comparant notamment à Hassiba Benbouali) ayant fait échec à un complot impérialiste ourdi contre l’Algérie et ses gouvernants. Et par effet collatéral, ils ont hissé au même rang la petite gymnaste K. Nemour, tressant pour finir des lauriers à la femme algérienne combattante et intemporelle.
Or, d’une part, cette lecture infantile de l’odyssée olympique d’I. Khelif trahit chez ses promoteurs une philogynie tellement excessive qu’elle en devient aussi suspecte que la misogynie dominante dont les islamistes sont loin d’avoir l’exclusivité, sachant que les excès opposés tendent à se rejoindre, et dans le camp du pire plus volontiers que dans celui du meilleur. Il n’est pour le prouver que de mentionner les nombreuses photos retouchées sur lesquelles la boxeuse apparaissait, coiffée et maquillée, dans la splendeur d’une féminité inoffensive qui fait inconsciemment fantasmer nos « patriotes progressistes » à l’unisson des islamistes.
Et, d’autre part, s’il fallait s’inspirer du patrimoine de résistance et de celles et ceux qui ont donné leur vie pour nous le léguer, il faudrait plutôt s’interroger sur la pertinence de la participation de l’Algérie à ce que j’ai déjà appelé les jeux para-génocidaires de Paris.
Car ce n’est pas dans la capitale française que se trouvait cet été l’épicentre d’un complot impérialiste dont il aurait suffi pour relever dignement le défi de gagner quelques breloques. C’est aux côtés de Gaza et de ses authentiques et innombrables héros et héroïnes qu’il aurait fallu se tenir : en boycottant « Paris 2024 », l’Algérie aurait renoncé à d’insignifiants honneurs mais l’honneur aurait été sauf.