A peine 16 mois après l’entrée en exercice de la nouvelle constitution, déjà des voix se lèvent pour demander sa révision. Le débat enfle et s’impose peu à peu sur la place publique. Les lacunes de cette constitution sont toutes trouvées ; les spécialistes et les autodidactes de tout poil se précipitent sur les plateaux pour exposer avec "talent insoupçonnable" leurs approches et suggérer avec fougue les rectificatifs à entreprendre.
Rien que ça ! Au diable donc le désarroi de nos jeunes, la montée des inégalités sociales et la persistance des inégalités régionales. Le dinar se déprécie. Tant pis, diraient certains ! Les entreprises étrangères plient bagages. Bon débarras, diraient d’autres! La lutte contre l’économie informelle, quant à elle, est renvoyée à la Saint-Glinglin. Rappelons au passage que cette économie parallèle cause pour l’Etat un manque de recettes fiscales et cotisations sociales de plus de 12 milliards de dinars.
1/ Faux débat
En fait, la problématique est toute trouvée : « le Gouvernement serait faible car la constitution ne lui attribue pas la totalité des prérogatives nécessaires pour son exercice », disaient certains conseillers du Président. Pour enfoncer le clou, quelques députés du Nidaa non-dissidents suggèrent avec audace la présidentialisation de notre régime politique. Ils considèrent qu’en cette période où la Tunisie se cherche encore, le pays a besoin d’un homme fort qui dispose de tous les leviers du pouvoir.
Pourtant, on peut aussi imaginer une réforme empruntant le cheminement inverse, c’est-à-dire une réforme qui chercherait à réconforter davantage notre régime actuel qui peut être qualifié de semi-parlementaire (hybride) [1] pour en faire un régime totalement parlementaire ; et, faire ainsi de la fonction présidentielle une simple fonction honorifique, en somme morale. Aussi l’homme fort serait-il le Chef du gouvernement.
Le débat sur la nature du régime politique est un faux débat. Le régime hybride de notre constitution est à mon sens le plus approprié à nos spécificités socioculturelles. Il s’agit d’un régime assez équilibré où la dérive vers la présidentialisation de l’exercice du pouvoir n’est plus de mise. On voit très bien comment Béji Caïd Essebsi se heurte, malgré ses tentatives, aux critiques acerbes de beaucoup d’élus et même parfois de ministres.
La démocratie et l’exercice du pouvoir, outre leurs aspects institutionnels et organiques, sont avant tout un état d’esprit, une culture, une pratique politique. Le problème qui se pose aujourd’hui en Tunisie réside en fait beaucoup plus dans la mosaïque des partis au parlement que dans la nature du régime politique. En effet, les élections de novembre 2014 n’ont permis à aucun des partis en compétition d’avoir une majorité absolue lui permettant de gouverner seul sans composer avec d’autres partis en lisse. Les hésitations et la faiblesse du parlement et du gouvernement sont les résultats d’au moins trois facteurs :
• le mode de scrutin, la loi électorale (nous y reviendrons, titre 2) ;
• la crise qui secoue Nidaa Tounes, du moins ce qui en reste ;
• Habib Essid n’est pas un leader de parti politique ; il est l’homme de Béji Caïd Essebsi [2], tout comme le Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, Mohamed Naceur, d’ailleurs. Le Chef du gouvernement est donc sujet à toutes les distorsions qui pourraient cahoter l’ARP.
2/ Principaux modes de scrutin et leurs effets ?
Le mode de scrutin «de listes à la proportionnelle au plus fort reste» qui a été adopté pour élire en octobre 2011 les députés de l’Assemblée nationale constituante et qui a été reconduit pour les élections législatives de novembre 2014 s’est avéré inapproprié à la législature de ce mandat. Certes, il a réussi à reproduire fidèlement la diversité politique du corps électoral mais, hélas, il est de nature à créer des crises parlementaires aigues.
Le mot « scrutin » désigne l’ensemble des opérations de vote et des modes de calcul destinés à départager les candidats aux élections. Chaque mode de scrutin a ses effets propres.
2.1/ Les principaux modes de scrutin
Ainsi, le scrutin majoritaire attribue les sièges à celui ou ceux ayant obtenu le plus de voix :
• Dans le scrutin uninominal à un tour (ex : en Grande-Bretagne), le plus simple, le siège est attribué à celui qui a obtenu le plus de voix.
• Dans le scrutin uninominal à deux tours (ex : la France), pour être élu dés le premier tour, il faudrait obtenir la majorité absolue des voix, avec parfois un certain taux de participation est exigé. A défaut, un second tour est organisé pour départager les candidats ayant obtenu le plus de voix, à l’instar de notre scrutin présidentiel.
• Les scrutins de liste, à un ou deux tours, attribuent à la liste arrivée en tête tous les sièges (désignation des grands électeurs pour la présidentielle américaine).
2.2 / Les effets politiques des modes de scrutin
Le mode scrutin proportionnel est simple par son principe : les sièges sont attribués selon le nombre de voix. Il permet la multiplication des petits partis (multipartisme) et peut rendre plus difficile une majorité stable. Le seuil fixé pour obtenir le droit à la répartition des sièges et la taille de la circonscription constituent des variables déterminantes. Plus le seuil est élevé et plus le nombre de circonscriptions est important, plus l’accès des petits partis aux sièges sera difficile. De plus en plus, les modes de scrutin sont mixtes, combinant le mode proportionnel et le mode majoritaire, de façon à atténuer les inconvénients des deux modes de scrutin et à bénéficier de leurs avantages. Aussi, Le scrutin majoritaire, comme on vient de le voir, donne une prime au parti arrivé en tête et favorise par conséquent la construction d’une majorité. Lorsqu’il est à un tour, il entraîne une bipolarisation de la vie politique à l’instar des Etats-Unis et en Angleterre : on parle d’un système bipartisan. Lorsqu’il est à deux tours, comme le cas de la France pour les élections législatives et l’élection présidentielle, la prime au parti arrivé en tête demeure, mais n’élimine pas les suivants.
3/ Pour quel mode de scrutin devrons-nous opter ?
Le mode de scrutin à la « proportionnel au plus fort qui reste » n’a pas permit lors des dernières élections législatives de dégager une majorité nette capable de gouverner sans risquer d’être renversée. Aussi, il a fallu des mois de tractations et de négociations à Nidaa Tounes pour aboutir à la formation d’un gouvernement pluriel ; un gouvernement qui a fini par obtenir à une majorité écrasante le vote de confiance de l’ARP. Cependant, cette union sacrée n’a pas pu résister au caractère hétéroclite de ce gouvernement, à la faiblesse de son Chef (un homme sans parti) et à la crise politique qui a frappé de plein fouet Nidaa.
Vu les circonstances politiques et les exigences exceptionnelles de cette période post-révolution, il faudrait opter à notre sens pour un mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Ainsi, nous aurons, à défaut d’une majorité absolue au premier tour –ce qui est fort probable- des possibles alliances entre les deux tours. En tout les cas, ce mode de scrutin limitera la fragmentation partisane et favorise la formation de majorités stables et cohérentes.
Ezzeddine Ben Hamida : Professeur de Sciences économiques et sociales
Notes
[1] Un pouvoir exécutif composé de deux personnages clés : le Président de la république et le Chef du gouvernement. Chacun d’eux dispose de prérogatives (domaines réservés) bien stipulées dans la chapitre IV de la constitution. De plus, l’Article 77 attribue au Président de la république, dans des conditions précises et après consultation du Chef du gouvernement, le pouvoir de dissoudre l’Assemblée des Représentants du Peuple. Cette Assemblée, quant à elle, dispose conformément à l’article 97 du pouvoir de vote d’une motion de censure à l’encontre du gouvernement.
[2] Voir notre contribution in le quotidien la Presse du 29 janvier 2015, « Habib Essid serait-il pour BCE ce que Bahi Ladgham était pour Bourguiba ? Deux «âmes pieuses» au service de deux renards de la politique ? »,
http://www.lapresse.tn/03012016/95090/deux-ames-pieuses-au-service-de-deux-renards-de-la-politique%C2%A0.html