Fin 2015, le nombre de demandeurs d’emploi est de plus de 700.000 personnes, ce qui correspond à environ 17,3% de la population active. En réalité, si on compte les non inscrits cette proportion atteint aisément les 35% ; les inégalités régionales en la matière sont carrément décourageantes ! Autre élément de taille : 69% des chômeurs sont âgés de moins de 30 ans. Le nombre des diplômés du supérieur parmi eux est de près 170 000 personnes [1].
L'analyse des chiffres depuis 1962 montre clairement que, dans les cinquante dernières années, le niveau le plus bas de chômage en Tunisie n’a été atteint qu’en 2004 avec –tenez-vous bien- 13,9% ! Notons au passage l’exceptionnelle "performance" réalisée en 1967 : 30% de la population active tunisienne étaient à la recherche d’emploi. Curieusement, il s’agit de l’année de création de l’Office de la Formation Professionnelle et de l’Emploi (OFPE) chargé d’organiser, développer et planifier l’émigration. L’émigration a donc été la réponse spontanée à la crise qui secouait le pays, au chômage et au sous-emploi du monde rural, notamment [2].
Hélas, cinquante ans plus tard et après une révolution exceptionnelle contre le chômage, la pauvreté, la misère et pour la dignité, la réponse des autorités tunisiennes à cet épineux problème demeure la même : je me rappelle en effet d’un entretien, en juillet 2012, avec un des "conseillers" à la présidence chargé des affaires économiques, qui m’expliquait que l’"émigration constitue un levier important pour réduire le nombre de chômeurs sur notre sol »[3]. « Le Qatar et la Libye, ajoutait-il, sont les deux principaux pays qui pourraient nous aider à absorber une partie de nos demandeurs d’emploi »[4].
La persistance du chômage de masse en Tunisie s’expliquerait par l’inadéquation durable entre l’offre et la demande de travail. Cette inadéquation est due :
• D’une part, à l’évolution du niveau et de la structure de la population : évolution sociodémographique, déclin et émergence de certains métiers et secteurs d’activités,…
• Et, d’autre part, au fonctionnement du marché du travail lui-même : réglementation et mauvaise circulation de l’information entre demandeurs d’emploi et entreprises, inadéquation (qualitative et quantitative) entre les formations professionnelles et universitaires, et, les réelles besoins en qualifications de l’appareil productif.
En réalité, la responsabilité de ce chômage de masse incombe à tous les gouvernements, sans exception, ayant eu en charge le destin du pays : De Ahmed Ben Salah à Mohamed Ghannouchi sans oublier évidemment Hédi Nouira, Mohamed Mzali, Rachid Sfar et Hédi Baccouche ou encore Hamed Alkaroui. Des erreurs stratégiques ont été commises au niveau des choix des politiques structurelles et plus particulièrement industrielles.
1/ Des choix stratégiques contestés :
L’expérience de développement socialiste de huit année qu’avait connu la Tunisie dans les années soixante, sous le gouvernement Ahmed Ben Salah s’est révélée désastreuse : L’endettement est passé de 20,7% à 31% du PIB entre 1962 et 1966 ; le service de la dette qui était de 9% en 1964 est monté à 24% en 1966, le taux de chômage a atteint 30% en 1967, etc. L’ampleur des contre-performances économiques a été telle que le pouvoir tunisien était contraint, au début des années soixante-dix, de revoir entièrement sa stratégie de développement.
Hédi Nouira entreprend, dès le début des années 70, toute une série de réformes économiques et politiques visant à favoriser une meilleure intégration du pays dans le système économique mondial, sur la base d’une insertion judicieuse dans la Division Internationale du Travail (DIT). C’est dans cette perspective que la loi 72-38, du 27 avril 1972, a été promulguée. La stratégie sous-jacente du gouvernement de l’époque visait en fait trois objectifs fondamentaux : La création d’emploi, l’acquisition de technologies modernes et la promotion des exportations.
De nombreuses autres mesures ont été engagées pour améliorer l’attractivité de l’économie tunisienne et attirer ainsi davantage d’investissements directs étrangers (IDE) mais les investisseurs ne sont pas bousculés au portillon !
En effet, l’essentiel (près de 70%) des IDE, courant les quatre dernières décennies, a porté sur l’industrie extractive. L’industrie manufacturière, sensée drainer les investissements étrangers, n’a concentré qu’à peine 20% des flux d’IDE qui ont porté massivement sur l’industrie du textile, plus précisément sur la confection, et en moindre mesure sur l’industrie électrique et électronique. Les emplois crées sont faiblement qualifiés et fortement féminins ! En fait, la question cruciale du chômage de masse n’a pas été résolue.
En filigrane, ce qui a gravement manqué à notre stratégie de développement et d’intégration dans la DIT : Une stratégie globale de remontée de filières. C‘est-à-dire, il aurait fallu que notre structure industrielle soit capable d’assurer l’approvisionnement en input de la totalité du processus de production du produit, à titre d’exemple : pour produire un pantalon en jean, il fallait être capable d’assurer l’approvisionnement de la chaine de production du coton jusqu’à la confection ; ce qui implique la maitrise de la branche filature et celle du tissage, plutôt que de continuer à importer le tissu et être constamment dépendant de l’extérieur.
Cette orientation stratégique d’ouverture sur l’extérieur et d’insertion dans la DIT a été suivie, amplifiée et renforcée pour tous les gouvernements ayant succédé à Hédi Nouira[5]. Pendant trente ans (1980 - 2010) rien donc de fondamentale n’a changé. Et le chômage est resté toujours supérieur à 15%.
2/ Un tissu industriel très peu cohérent et dominé par les microentreprises à faible valeur ajoutée :
Notre mal (le chômage) est de toute évidence de nature structurelle : Il s’agit d’un manque certain de grandes structures industrielles capables d’absorber cette "armée". En effet, d’après une étude réalisée récemment par l'INS et la Banque Mondiale il en ressort que 86% des sociétés tunisiennes, en 2010, sont de types unipersonnelles. Elles ne créent qu’à peine 20% de la valeur ajoutée. En revanche, le total des entreprises à 100 employés et plus ne dépasse pas 0,5%. Elles concentrent, tout de même, 37% de tous les emplois contre 28% pour les entreprises unipersonnelles toutes regroupées. Elles créent 35,4% de la valeur ajoutée.
En France, par exemple, les microentreprises représentent 95% du total des unités de production mais n’emploient que 19,5% des salariés et créent 22% de la valeur ajoutée. Cependant, les PME (petites et moyennes entreprises : moins de 250 salariés) et les ETI (entreprises de taille intermédiaire : moins de 5000 salariés) emploient 52% des salariés et créent 45% de la richesse produite. Elles assurent aussi 47% des exportations françaises.
L’atout de la France, ce qui fait sa puissance industrielle, réside fondamentalement donc dans la puissance de ses PME et ETI mais aussi dans ses grandes entreprises (plus de 5000 salariés). Celles-ci négligeables en nombre mais emploient 28,4% de la population active et concentrent 33% de la valeur ajoutée.
A titre d’exemple, l’industrie automobile en France emploie près de deux millions de personnes (emplois directs et indirects), ce qui représente près de 10% de la population active occupée. Elle constitue, avec deux sociétés de rang mondial, Renault et PSA Peugeot, un secteur clef pour l'économie française et une vitrine du savoir-faire français à l'étranger. Parmi les catégories socioprofessionnelles représentés, les ouvriers arrivent en tête (44%) suivis des cadres (24%). 56% de ces salariés travaillent dans des PME et 23% dans des grandes entreprises.
La Société Tunisienne d’Industries Automobiles créée dans les années 60 n’a pas évolué et s’est contentée d’assembler des voitures conçues et fabriquées ailleurs qu’en Tunisie. Aujourd’hui, elle emploie à peine 800 personnes. On peut ainsi multiplier les exemples (industrie du textile, industrie électrique,…) pour montrer le manque de vision et d’ambition de nos dirigeants et l’absence d’une stratégie de remontée de filières c’est-à-dire une stratégie –comme on l’a défini plus haut - consistant, à partir de la production d’un produit donné, à développer progressivement sur le territoire national l’activité d’unités de production intervenant en amont de la production de ce produit. Il s’agit donc de constituer une filière de production composée d’activités productives complémentaires.
3/ Un système éducatif et de formation professionnelle qui n’a pas su accompagner efficacement les évolutions technologiques et organisationnelles des entreprises :
Les dossiers de la formation professionnelle et de l’éducation et la recherche scientifique n’ont jamais été traités comme il se doit : Nos écoles et nos universités sont devenues des fabriques de chômeurs !
Comme je l’ai déjà écrit à maintes reprises dans mes publications précédentes, il importe que le gouvernement reprenne le dossier de la formation professionnelle et de l’apprentissage industriel et mette en chantier une politique éducative plus audacieuse. Parvenir à une meilleure adéquation (quantitative et qualitative) entre, d’une part, le système éducatif et de formation professionnelle et, d’autre part, l’appareil productif constitue assurément la solution de l’avenir.
La création des ISET (Institut supérieurs des études technologiques) au milieu des années 90 est une excellente initiative qu’il faudrait renforcer et généraliser. Ces structures ont un triple objectif :
• former des techniciens supérieurs dans les secteurs secondaires et tertiaires ;
• promouvoir le recyclage et la formation continue des cadres exerçant dans les entreprises ;
• et, enfin, mettre en place des partenariats entre les entreprises et les organismes de formations professionnelles.
L’introduction de l’enseignement des sciences économiques, dès le Secondaire, pourrait être également envisagée : en effet, familiariser les jeunes dès leur jeune âge avec le monde de l’entreprise et leur environnement socioéconomique et juridique c’est développer et susciter chez eux l’esprit d’entreprendre et de créativité.
Notes
[1] Il n’est pas inutile de rappeler que la population active tunisienne compte un peu plus de 4 millions de personnes ; qui se répartissent comme suit : 18,3% exercent dans le secteur agricole (en France, le secteur agricole ne concentre qu’à peine 1,8% de la population active), 31,9% dans l’industrie (27% pour notre partenaire européen) et 49,8% dans les services (plus de 70% pour l’hexagone). Par ailleurs, Nous dénombrons près de 591.000 fonctionnaires, ce qui représente un peu plus de 15% de la population active (contre 22,8% pour la France).
[2] En 1973 cette institution, créée donc six ans auparavant, a été scindée en deux Offices : l’Office des Travailleurs Tunisiens à l’Etranger (OTTE) d’une part et l’Office de l’Emploi et de la Formation professionnelle d’autre part (OEFP).
[3] L’émigration peut en effet constituer une solution mais une solution partielle et par conséquent très insuffisante : Même si les transferts des revenus en provenance de notre diaspora (plus de 1 million de personnes) est source non négligeable de devises (près de 3 milliards de dinars en 2012).
[4] Le lecteur notera que la Libye, sensée éponger notre crise d’emploi, sombre aujourd’hui dans le terrorisme et vit des dissensions scissionnistes !
[5] Voir mes nombreuses contributions (accord euro-méditerranéen ou encore les investissements français en Tunisie,…) sur ce sujet déjà disponibles sur mon blog et sur le site de Leaders.com.tn