Les réponses de Max Weber, Joseph Alias Schumpeter et Samir Amine.
L’ampleur du volume des biens et des devises saisis, en peu de temps, dans le cadre de la lutte contre la corruption en Tunisie et l’implication, sans cesse croissance, de personnalités de profils différents et d’horizons divers dans ce dossier suggèrent une telle question.
Nous chercherons ici, très modestement d’une manière très succincte, à rappeler les principes de base qui définissent et qui caractérisent les concepts tels que : Entrepreneur, capitaliste et homme d’affaires. Forcement, nous mobiliserons les textes fondamentaux ayant défini et forgé ces concepts. Nous constaterons ainsi que les « hommes d’affaires » inculpés et arrêtés seraient des criminels en col blanc, des maffieux sans scrupule, loin donc d’être des capitalistes et encore moins des entrepreneurs.
C’est aussi, notre manière de soutenir le Chef du gouvernement dans sa lutte contre la pieuvre qui gangrène notre essor ; en somme, une caution intellectuelle dans sa quêté pour la moralisation des rapports socioéconomiques et sociopolitiques dans notre pays.
1/ Max Weber (1864 – 1920) : Le capitalisme, une rationalité et une éthique de la sphère économique
″L’avidité d’un gain sans aucune limite n’équivaut en rien le capitalisme, encore moins à son esprit″, écrivait Weber in son ouvrage, ″L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme″ (1905). « Le ″désir du gain″, la ″recherche du profit″, du profit monétaire le plus élevé possible n’ont eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Cette recherche animait et anime toujours les garçons de café, les médecins, les cochers, les artistes, les cocottes, les fonctionnaires vénaux, les soldats, les brigands, les croisés, les piliers de tripot, les mendiants (…).», précisait-il.
Aussi, Weber définit l’acte capitaliste comme étant un acte économique qui repose non seulement « sur l’attente d’un profit obtenu par l’utilisation des chances d’échange » mais aussi « (…) sur des chances de gain (formellement) pacifiques. » « Le gain obtenu par la violence (formelle et réelle, insiste-t-il, suit ses propres lois, et il ne convient pas de le ranger dans la même catégorie que l’activité orientée en fonction de chances de profit obtenu par l’échange. »
Ainsi, la tricherie dans l’attribution des marchés publics, les pots-de-vin lors des opérations de privatisation des entreprises publiques pour des groupes nationaux ou étrangers, le noyautage des services de la douane et de la sécurité, l’arrosage de certains magistrats, le financement occulte des partis politiques,… sont des méthodes et des moyens qui sont loin d’assurer, au sens de Weber, « les chances d’échange » et donc les « chances de gain pacifiques ».
Ce prodige allemand observe, constate et reconnait, le caractère dominant du mode de production capitaliste et la recherche du profit toujours renouvelé. Toutefois, il insiste sur la nécessité de la « modération rationnelle » de cette « impulsion irrationnelle » ; pour reprendre ses termes, il disait : « Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination, à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la recherche du profit, d’un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste – il est recherche de rentabilité. Il y est obligé. » En clair, la recherche du gain, du profit, doit obéir à une éthique et des règles rationnelles; la concurrence doit assurer « les chances d’échange », les « chances de gain pacifiques ».
Hélas, l’ampleur de la corruption aujourd’hui en Tunisie montre que nous nous sommes éloignés de cette éthique. Depuis une trente d’années –génération Ben Ali !-, les règles morales sont souvent bafouées pour satisfaire l’impulsion effrénée et irrationnelle de certains « affairistes » sans vergogne : Une « classe bling bling» qui s’est distinguée par ses consommations ostentatoires (voitures luxueuses, vêtements chics, fêtes somptueuses, tourisme de luxe,…) ; une consommation qui n’a aucune utilité économique pour le pays [1].
2/ Samir Amine : Les affairistes, nouvelles classe dominante dans les périphéries.
Qui mieux que Samir Amine pour définir correctement le profil des « hommes d’affaires » dans les pays du Sud. Son œuvre est colossale ; elle a été traduite en plusieurs langues. Economiste du développement, il a consacré sa vie et son parcours pour l’analyse du système de production capitaliste afin d’en dénoncer les excès et les rapports de domination qui caractérisent les relations Nord-Sud, centres-périphéries. Théoricien du développement inégal, Samir Amine reste sans conteste un économiste, un idéologue et un militant, incontournable dès que l’on aborde la question du rattrapage des pays du Sud [2].
Dans son ouvrage « l’implosion du capitalisme contemporain : automne du capitalisme, printemps des peuples ? » (2012), Samir Amine subtilise le qualificatif d’ «entrepreneur» aux hommes d’affaires dans les pays de la périphérie, et par certains aspects, les qualifie même de « maffieux » : il disait en l’occurrence, « Les bouleversements entraînés par le capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif nouveau (la triade Etats-Unis/Europe/Japon) ont véritablement déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes des périphéries pour leur substituer ceux d’une nouvelle classe que je qualifierais « d’affairistes ». Ce terme est d’ailleurs en circulation spontanée dans beaucoup de pays du Sud. L’affairiste en question est un ″homme d’affaires″, pas un entrepreneur créatif. » « Il tient sa richesse, précise-il, de ses relations avec le pouvoir en place et les maîtres étrangers du système qu’il s’agisse des représentants des Etats impérialistes (de la CIA en particulier) ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. » Samir Amine va plus loin dans sa définition en soutenant le fait que : « L’affairiste n’adhère plus à un système de valeurs et morales quelconque, dit-il. A l’image de caricature de son alter égo des centres dominants, il ne connait plus que la″ réussite″, l’argent, la convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de l’individu. » « Là encore les comportements maffieux, voire criminels, ne sont jamais éloignés. », Conclut-il.
Une fraction importante des hommes d’affaires dans les pays du Sud seraient, d’après S. Amine, des criminels sulfureux en col blanc, des maffieux, des traitres, préoccupés seulement par leur propre ascension ; l’intérêt général importe peu pour eux !
Nous sommes loin donc du principe de la main invisible d’Adam Smith, un postulat qui fonde tous les courants libéraux en économie, et consiste à dire que : « l’homme est doué de raison, par conséquent, l’agrégation des intérêts individuels donne l’intérêt général ». Joseph Stiglitz disait en ce sens, « Une des raisons pour les quelles la main invisible est invisible, c’est peut-être qu’elle n’existe pas. » (« Quand le capitalisme perd la tête », 2003).
Nous sommes aussi loin de l’image décrite par J. A. Schumpeter qui considère l’entrepreneur comme étant le personnage clef du capitalisme : C’est-à-dire, celui qui a le goût du changement, de l’énergie, de la volonté et une bonne connaissance du marché. La récompense de ses efforts est le profit.
3/ Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) : l’entrepreneur, personnage clef du capitalisme
« L’entrepreneur est un agent économique dont la fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons et en sont l’élément actif », écrivait-il avant d’ajouter, « Dans la mesure où la fonction d’entrepreneur est indiscernablement mêlée aux autres éléments d’une fonction plus générale de chef (…), on voit maintenant pourquoi nous avons attaché tant d’importance au fait d’exécuter de nouvelles combinaisons et non au fait de les trouver ou de les inventer. » (« Théorie de l’évolution économique », 1912).
Pour illustrer ce concept, prenons l’exemple d’Henry Ford. Celui-ci n’est pas encore entrepreneur au sens que donne Schumpeter à ce mot, en 1906 lors de sa thèse de doctorat, il n’est encore qu’un chef d’entreprise parmi d’autres. Il ne le devient que deux ans plus tard, lorsqu’il introduit son fameux modèle en T. Il est aussi entrepreneur quand il introduit la division du travail dans l’industrie automobile ou quand il décide de pratiquer une politique de baisse progressive des prix. Et il est encore entrepreneur lorsqu’il multiplie par deux les salaires de ses ouvriers.
En clair, être entrepreneur, c’est à un moment donné, prendre des risques et rompre avec la routine pour mieux bousculer les habitudes : les habitudes des consommateurs, des collaborateurs, de la concurrence et de l’administration. Contrairement à « l’homme aux écus », le bourgeois motivé par le profit de Karl Marx, ou au manager rationnel et mesuré de Keynes, l’entrepreneur de Schumpeter est un « révolutionnaire » qui va contre le courant.
L’entrepreneur tunisien, pour mériter son titre, devrait donc innover, créer, prendre des risques, bousculer les habitudes. Nous en disposons de beaucoup. En effet, nombreux sont les chefs d’entreprise créatifs qui méritent le titre d’« entrepreneur », au sens de Schumpeter. Cependant, nous avons aussi beaucoup trop d’affairistes sulfureux, qui se contentent de jouer simplement l’intermédiaire en inondant le marché par des produits importés et en cherchant, au même temps par tous les moyens, à déjouer la concurrence en usant de moyens déloyaux.
Ce qu’il faut retenir
Les approches proposées dans cette contribution avaient pour objet d’apporter un éclairage conceptuel sur notre thème d’analyse. Ces rappels nous ont permit en effet de mieux cadrer, définir, les notions mobilisées, dont l’utilisation prête très souvent à confusion. Homme d’affaires, Capitaliste et Entrepreneur sont des vocables fréquemment utilisés d’une manière indifférente pour désigner la même chose.
Nous avons montré que le qualificatif « homme d’affaires » n’est pas synonyme de « capitaliste » au sens de weber et encore moins d’« entrepreneur » au sens de Schumpeter. Pour Samir Amine, la majorité des hommes d’affaires dans la périphérie sont plutôt des « affairistes » préoccupés par leur propre ascension sociale dont les méthodes sont proches des « maffieux ».
La lutte contre la corruption obéit à trois conditions sine qua non, qui se renforcent et se complètent :
- Elle doit fédérer toutes les composantes de la société, les partis politiques en tête,
- Les magistrats doivent être soutenus d’une manière insoupçonnable en :
· leur allouant les moyens financiers et matériels nécessaires pour leurs actions,
· Et en respectant sûrement, indiscutablement, leur indépendance
- L’égalité devant la loi de tous les citoyens : Un principe qui doit être aussi scrupuleusement respecté.
Notes :
[1] Il est intéressant à c e propos de lire les travaux de Thorstein Veblen (1857 – 1929) sur les consommations des nouveaux riches en Amérique du début du Xxe siècle. Il observe que les financiers et les chefs d’industrie sont des prédateurs dont le but n’est pas de fabriquer des produits améliorant le bien-être de la société, mais de faire de l’argent : « A la classe parasite des affairistes, il oppose celle plus noble des ingénieurs et des techniciens qui sont, eux, concernés par l’utilité, l’efficacité, la durabilité et la productivité. » écrivait patrice Piquard, in Capital, Hors Série, N°36, Avril – Mai – Juin 2016.
[2] Un économiste de sa trempe ne mérite-t-il pas le Prix Nobel d’économie ? Sans doute son passé communiste et son penchant naturel à la critique de l’ordre établi représentent de sérieux handicap pour une telle glorification ! « Il est clair qu’il vaut mieux, pour obtenir ce prix, être américain, d’origine ou naturalisé, professeur dans une université aux Etats-Unis, et particulièrement au Chicago. », écrivait François Gauvin in « Comprendre l’économie : les Textes fondamentaux », Le Point Références, Mars-Avril 2016.