Mohamed Salhi
C’est l’image que nous retenons de 2023, une image qui pourrait remonter au siècle dernier, à une époque où la parole du chef suspend la vie et met les journaux en marche en “ordre serré” dans un alignement parfait, celui qui ne laisse place à aucune aspérité, à aucun relief, à aucune fantaisie. Un ordre du silence, de la monotonie et de l’ennui qui donne envie, même
aux gosses de nantis, de partir, loin de ce pays, dont on veut taire l'irrépressible désir d’avenir et d’expression, dont on veut taire ses riches diversités.
Qui a eu l’idée de prendre la photo de ces “unes” des journaux au lendemain du discours présidentiel accrochées avec des pinces à linge par un vendeur de journaux à Alger? L’image a été tellement partagée sur les réseaux sociaux qu’il devient difficile de le savoir. Tant mieux peut-être pour l’auteur anonyme de cette photo, souvent accompagnée de réflexions peu amènes, car il pourrait, malgré lui et sans en avoir eu d’intention, être accusé d’acte contraire à l’intérêt national. L’image, comme le dit un cliché, “parle d’elle-même”, c’est ce qui la rend troublante, agaçante.
Formellement, elle répond bien à l’image que le pouvoir souhaite donner de lui-même, celui d’un pater familias, jouissant de l’assentiment béat et enthousiaste de la maisonnée nationale, les “unes” uniques et unanimes” se faisant l’écho de cet unanimisme “familial” rétabli après le “désordre” créatif et pacifique du Hirak. Mais cette image saisissante de l’Algérie dite nouvelle est aussi d’un autre temps, d’un autre siècle, c’est ce qui la rend un tantinet subversive. Elle illustre aussi l’intenable paradoxe du régime: faire croire qu’il est nouveau tout en retournant à du périmé.
Cette image des “unes” unique entrera sans doute dans l’histoire comme une sorte de production collective, sans auteur particulier, juste révélatrice d’une situation, d’un état, d’une évolution. Pour les journalistes qui ont une certaine idée - et une mémoire - de leur métier- ces unes “uniques” si pleines d’autosatisfaction béate sont l’image même de ce que contestait le Mouvement des journalistes algériens (MJA) et du pluralisme ouvert par les émeutes d’octobre 1988.
Pour ceux qui ont vécu cette période, ces unes de 2023 sont glaçantes, c’est comme entrer dans un musée mortuaire censé illustrer une époque révolue mais qui persiste à revenir pour imposer à la vue publique un pouvoir de tuteurs sans projet sur un pays qui perd régulièrement sa sève. Car même après l’entrée du pays dans la décennie noire, quelques journaux ont maintenu une sortie de “l’ordre serré” en donnant à lire un autre son de cloche, une autre vision et d’autres possibilités. Ce ne fut pas une partie de plaisir, ces journaux avaient fini un à un par disparaître mais ils ont maintenu, malgré eux et peut-être parce que le pouvoir en avait momentanément besoin, la perception qu’une presse existait encore en Algérie et qu’il y avait autre chose qu’une presse de cimetière.
C’était au siècle dernier. Aujourd’hui, la possibilité même de faire du journalisme autrement que dans la vénération faussement modernisée par la “com” est posée. Les “anciens”, ceux qui sont encore vivants, sont bien heureux d’être “HS” et sans doute plaignent-ils tous ces jeunes qui entrent dans un métier réduit à sa plus triste expression.
Ces “unes” uniques de 2023 nous indiquent sans doute que le régime a réussi - au prix d’un appauvrissement vertigineux de nos capacités de création de valeurs matérielles et immatérielles, de nos capacités d’anticipation dans un monde qui connaît des bouleversements géopolitiques majeurs - à faire une “révolution”. Non pas celle synonyme d’un changement permanent qui permet au pays d’accumuler, de tirer profit de ses échecs et de se renforcer, mais celle d’un faux mouvement qui le ramène périodiquement au même point initial, celui d’un autoritarisme stérile qui détruit dans son mouvement son capital le plus important, la créativité de ces enfants.