Tribune
Plus qu’un pays, l’Algérie est une idée. Une idée entêtée de libération. Soixante ans après l’indépendance du pays, cette idée continue à irradier l’espoir dans le cœur de ceux qui se battent encore contre l’oppression. Elle est la preuve que la victoire sur l’injustice est possible, y compris lorsque le face-à-face paraît désespéré et démesurément disproportionné.
Aujourd’hui, ce grand pays se referme comme un piège redoutable sur les opposants politiques et les citoyens qui osent rêver d’un véritable Etat de droit.
Le journaliste Ihsane El Kadi est en prison parce qu’il refuse de se soumettre aux pressions de ceux qui gouvernent le pays et voudraient faire de lui un journaliste de contrefaçon. Directeur de la webradio Radio M et du journal d’information Maghreb Emergent, Ihsane El Kadi a été arrêté au cœur de la nuit le 24 décembre 2022, par six officiers militaires.
Le lendemain, il a été emmené par les services de sécurité pour assister à la perquisition et à la fermeture des médias qu’il a créés. Ses collègues et amis assistèrent, en larmes, au spectacle du journaliste menotté, mené comme un criminel sur les lieux de son « crime » : une radio et un site d’information indépendants.
Au terme d’une instruction bâclée, entachée de violations de la procédure pénale et des droits de la défense, le 2 avril, Ihsane El Kadi a été condamné à cinq années de prison dont trois ferme. Son procès en appel, qu’il attend dans la prison d’El-Harrach à Alger, aura lieu le 4 juin.
Une éducation à la liberté
A 64 ans, Ihsane El Kadi est un vétéran du journalisme indépendant en Algérie, exactement comme son père, Bachir El Kadi [1927-2005], a été un vétéran de la guerre de libération de son pays. Comprenez que l’obstination de ce journaliste pour l’indépendance dans sa profession est cimentée dans les contreforts de son éducation à la liberté, celle de l’histoire du combat de son peuple contre l’asservissement colonial.
Ihsane El Kadi est accusé d’avoir trahi son pays, mais, vu des horizons éloignés d’où nous regardons et nous intéressons à l’Algérie, il nous semble qu’il a, au contraire, chevillé l’amour de cette terre à son travail de journaliste indépendant.
C’est pourquoi nous nous permettons, monsieur le Président Abdelmadjid Tebboune, d’écrire aujourd’hui pour vous demander de faire tout ce qui est en votre pouvoir afin que cesse l’acharnement sécuritaire et judiciaire que subissent Ihsane El-Kadi et tous les prisonniers d’opinion en Algérie.
Quels que soient les désaccords et les antagonismes, l’Algérie est un idéal plus vaste que le cachot qu’elle est en train de devenir pour les journalistes critiques et les voix discordantes. Elle est la terre retrouvée des damnés de la terre.
Il est en votre pouvoir de libérer Ihsane El-Kadi ainsi que tous les journalistes emprisonnés et tous les détenus d’opinion. Usez de ce pouvoir, par fidélité au combat des Algériens pour la justice et la liberté.
Signataires : Etienne Balibar, philosophe (France) ; Joyce Blau, universitaire, membre des réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’indépendance algérienne ; Noam Chomsky, linguiste (Etats-Unis) ; Annie Ernaux, romancière, prix Nobel de littérature (France) ; Elias Khoury, romancier (Liban) ; Abdelatif Laabi, poète (Maroc) ; Ken Loach, cinéaste (Royaume-Uni) ; Achille Mbembe, historien et politiste (Cameroun) ; Arundhati Roy, romancière (Inde) ; Youssef Seddik, philosophe (Tunisie).