« La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Cornelius Castoriadis
La sécurité est la première des libertés qu’ils disent.
En effet pour ceux, et ils sont innombrables, qui n’ont rien à dire, rien à changer, rien à espérer d’autre que de serrer la zapette de la boîte à cons entre deux caddies chez Monop, la sécurité du canapé est la première des libertés de ne penser à rien et de ne rien penser.
"Une société qui supporte d'être distraite par une presse déshonorée et par un millier d'amuseurs cyniques court à l'esclavage" A. Camus
C’est très reposant de ne penser à rien dans le confort des pantoufles.
"Si vous ne lisez que ce que tout le monde lit, vous ne pouvez penser que ce que tout le monde pense." H. Murakami
La liberté de faire autrement, de penser autre chose, de vivre différemment, mais pour quoi faire ?
Penser comme tout le monde, faire comme on vous dit de faire, avoir peur là où on vous dit d’avoir peur et à quelle heure et alors toute loi sécuritaire, tout décret liberticide sera vécu comme un grand édredon molletonné et protecteur.
Le ver solitaire n’a pas de cerveau : s’en plaint-il ? Après tout on a le droit de se choisir une vie de tube digestif.
Si je n’ai rien à me reprocher qu’est ce que je risque dit l’autre ?
D’abord il faut être bien vaniteux ou bien inconscient ou très con pour croire qu’on n’a rien à se reprocher. Tout parcours a ses accrocs, toute vie a sa part d’ombre, tout chemin a ses entorses, ses raccourcis, ses arrangements. Une main trop baladeuse (#balancetonporc) un petit boulot au black, un excès de vitesse par ci, une véranda sans permis de construire par là, un petit joint ado, un verre de trop, un cv bidonné… …
Et peut être aussi pourrait on te reprocher d’être trop sdf ou trop pauvre ou trop chômeur ou trop assisté…et envisager de te contrôler sdf, de te pucer chômeur, de te suivre retraité, de te fliquer salarié…
Si je n’ai rien à me reprocher qu’est ce que je risque dit l’autre ?
Ah la terrifiante certitude du brave citoyen, du bon français, faisant bien son devoir et dont le vieux fond pétainiste remplit les tiroirs de lettres anonymes immaculées sur le voisin trop normal ou pas assez, trop dévot ou pas assez, trop riche ou pas assez.
Si fier d’être dans les bons clous un jour et si honteux d’être l’infâme balance après le retournement et avant la tondeuse.
Cette bonne conscience ne marquerait-il pas justement une étrange absence de scrupules, une étonnante forme d’aveuglement sur soi et un manque de probité au final ?
Est-ce si bon signe finalement de n’avoir rien à se reprocher, c’est à dire, d’être à ce point dans les rails, dans le conforme, le formaté, d’avoir à ce point cette vocation de soumis satisfait ou d’esclave ivre de soi, de béni oui oui convenable et de bon petit soldat prêt à obéir à toutes les saloperies ?
Allez, admettons qu’on n’ait réellement rien à te reprocher, alors ça pourrait être ton fils, ton frère ou ton cousin, ou même un fâcheux malentendu, être pris pour un autre, ou payer pour l’exemple, parce qu’on n’a personne d’autre sous la main.
A toujours chercher l’on finit toujours par trouver, la petite tâche, le petit coup de canif dans le contrat. Au besoin on inventera, pour la bonne cause ; l’inquisiteur de service te fera avouer ton crime ou le sien que tu endosseras.
Un arsenal juridique de lois sécuritaires et c’est alors, pour peu que des nazillons prennent le pouvoir, ou un fou furieux qui déteste les rouquins, abhorre les myopes, exècre les bègues, l’arbitraire clef en mains, l’abus de pouvoir en kit, la porte ouverte à tous les délires paranoïaques, à tous les maccarthysmes, à tous les procès staliniens.
Et puis ce n’est pas comme si on n’avait pas utilisé l’état d’urgence pour museler des militants politiques cueillis au petit matin lors d’une de ces "visites domiciliaires" anciennement "perquisition" qui fait le délice de la novlangue pré-totalitaire.
Et pourquoi pas « brunch républicain ?»
Je ne suis pas terroriste, donc je n’ai rien à craindre dit-il
Sauf qu’on est toujours le terroriste de quelqu’un, le résistant de l’autre, l’empêcheur du barbecue du voisin, l’irascible du tapage nocturne, l’amant de la boulangère, le cocu du patron, le beau-frère du cousin de la tante du petit délinquant ou du trop barbu et que dans un état policier, tout le monde et chacun a forcément obligatoirement quelque chose à se reprocher, est un potentiel coupable.
Non la sécurité n’est pas la première des libertés en revanche la liberté oui est une insécurité.
S’émanciper, s’affranchir est insécurisant, libre penser, oser l’esprit critique, être rebelle, transgresser est un risque, sortir du troupeau, de la bigoterie officielle, mettre en doute, lutter, se révolter, ne pas rassurer le marché, découvrir un chemin c’est se mettre en danger.
Etre différent c’est être suspect.
La liberté c’est renoncer au collier du chien plus ou moins repu pour vivre la liberté du loup affamé.
La liberté a un coût, a un prix.
La mort.
Celle de
Daphne Caruana Galizia dont la liberté d’exercer pleinement son métier de journaliste, d’enquêter, d’investiguer s’est payée cash : l’assassinat politique.
Premier meurtre d’un journaliste en Europe depuis des lustres, évènement considérable dont les éditocrates confis de ce pays se fichent, comme si ce crime faisait honte à leur servilité ou les obligeait à mettre le nez là précisément où ils ne veulent pas.
Qui en effet aurait l’idée saugrenue d’assassiner ici Pujadas ou Aphatie…, les valets de pisse des puissants dont la carrière entière consiste à ne pas déranger. "Le Français aura beau faire, il ne sera jamais qu’un courtisan, n’importe de qui, pourvu que ce soit un puissant du jour" Chateaubriand
Ou la mort sociale
Celle de Denis Robert par exemple, harcelé financièrement durant des années, accablé de procès, insulté par ses confrères…
Non en effet, rien à gagner à être libre que le goût de la vérité, sauver sa dignité ou l’honneur.
Tous suspects, tous écoutés, tous fichés mais qu’importe puisque je n’ai rien à me reprocher avant de voir partir le petit voyou qui avait si peu à se reprocher et qui ne sortira jamais vivant du camion, avant de voir partir le rom qui n’avait pas grand-chose à se reprocher, avant de voir partir mon voisin militant qui devait surement avoir quelque chose à se reprocher, avant de me voir partir moi qui n’avais rien à me reprocher …
Soi-disant…
"Sauvons la liberté, la liberté sauve le reste" Victor Hugo
Car oui la liberté est la première des sécurités de la condition humaine, à moins d'opter pour la condition digestive.