Les indiens des grandes prairies avaient installé leur campement au cœur de la ville, tout près de la rivière. Ils avaient érigé leurs tipis faits de bâches, de plastiques et de briques sur des palettes en bois récupérées ça et là.
Réfugiés des grands espaces, des horizons là bas ou d’ici, loin de leurs ancêtres et des grands esprits ou si proches, les migrants du réchauffement climatique, les exclus économiques, les réfugiés politiques, venaient se les geler dans ce territoire tempéré, modéré, de la start up nation où l’on privilégiait ceux qui avaient tout en culpabilisant, exploitant, méprisant ceux qui n’avaient rien.
On les laissait crever de froid, de faim et de désespoir vu que c’était leur choix, leur liberté que de mourir dans la rue, sous une porte cochère, dans un abri de sans fortune, hérissé de piques d’acier et de tessons de verre, et que chaque homme dans ce monde libéral libertaire avait après tout bien le droit de vivre mais surtout de crever comme un chien.
Dans ce pays civilisé, où l’argent ruisselait, on se faisait un devoir de respecter leur volonté d’être né quelque part et de n’être rien ni quelqu’un.
Les indiens de tous les pays y compris du mien, attendaient résignés l’assaut de la cavalerie comme à wounded knee, en se serrant les uns contre les autres pour conjurer la peur avec pour tout drapeau leur peau et leur dénuement.
Les indiens d’ailleurs et d’ici avaient l’insigne courtoisie de mourir par centaine discrètement et d’être ramassés à la pelle par leurs frères de misère et de voirie au petit matin blême.
Les indiens de la terre mère, les expulsés du profit, les nouveaux sauvages du nouvel ordre mondial et de la néo-barbarie, les derniers de cordée, les premiers des Mohicans qui seraient bientôt des milliers des millions à errer, à se clochardiser moderne en toute urbanité, commençaient à former cette cour des miracles, cette armée de gueux en haillons, faite pour effrayer le voisin enjambant sans les voir les cadavres pétrifiés avant que de traverser à gué dans les clous.
Les indiens des grandes prairies et des terrains vagues, les femmes et les enfants, les improductifs, les malades, les vieux, toute cette horde de sans noms, de sans dents, tous ces pestiférés et autres détritus, les déracinés aux pieds nus, les losers de la vie, les perdants de la ville, expérimentaient sans le savoir le lent et subtil génocide un par un de la déshumanisation marchande, avant que de connaître l’euthanasie programmée.
Les indiens des grandes prairies avaient installé leur campement au cœur de la ville des néo-yankees, tout près de la rivière infecte et polluée entre deux tas d’ordures.
Ils méditaient pensifs et incrédules sur cet étrange eldorado qui leur claquait la porte au nez tandis que s’effondrait sous leurs yeux, une civilisation.