La visite d’État à Washington cette semaine du président français Emmanuel Macron met en évidence à la fois les forces et les faiblesses de la relation entre les États-Unis et l’Union européenne dans son ensemble.
Celles-ci ont leurs racines dans la vérité persistante de la célèbre remarque de l’ancien ministre belge des Affaires étrangères, Mark Eyskens, selon laquelle l’UE est « un géant économique, un nain politique et un ver militaire ». Les vers sont par nature à la fois invertébrés et sans cervelle, et le nain européen souffre non seulement de problèmes de taille, mais aussi de troubles de la personnalité multiple. Le géant a cependant un esprit et un corps qui lui sont propres.
Le problème pour l’administration Biden est que précisément parce que l’UE reste un géant économique, c’est principalement dans le domaine économique que Biden demandera à Macron d’aider à générer un soutien européen; et c’est un domaine où l’UE a souvent montré à la fois la capacité et la volonté de résister à la pression américaine. C’est aussi dans le déclin des économies européennes – et non dans les menaces militaires pour l’Europe – que se situent les véritables dangers pour la démocratie libérale européenne.
L’invasion russe de l’Ukraine a conduit à une vague de décisions des membres européens de l’OTAN pour augmenter leurs dépenses militaires ; Mais même si ces promesses sont tenues, il faudra beaucoup de temps pour qu’elles conduisent à de sérieuses améliorations des capacités. Tout au plus, ils permettront aux pays européens de fournir plus d’armes à l’Ukraine sans épuiser leurs propres réserves.
En outre, les armées européennes sont dans une large mesure hors de propos en ce qui concerne la stratégie américaine actuelle. La Russie n’a ni la capacité ni la volonté d’envahir l’OTAN, et il semble qu’il n’y ait aucune chance que les gouvernements européens envoient leurs soldats combattre en Ukraine. Quant aux déploiements militaires européens contre la Chine, il est d’ores et déjà clair qu’ils resteront purement symboliques.
L’accord de l’UE sur des sanctions économiques exceptionnellement sévères contre la Russie a toutefois été crucial pour la stratégie américaine, et Biden cherchera (et recevra) l’assurance de Macron que la France veillera à ce que ces sanctions se poursuivent, et s’opposera à la levée de certaines d’entre elles en échange d’une paix de compromis et d’une reprise des livraisons de gaz russe à l’Europe. Macron demandera à son tour à Biden de comprendre les dommages économiques que la guerre cause à l’Europe (bien plus importants que ceux causés aux États-Unis) et les risques que cela crée.
Washington ressent le besoin de telles assurances en raison de l’état de plus en plus fragile de l’opinion publique européenne (et surtout allemande) lorsqu’il s’agit de faire de sérieux sacrifices pour le bien de l’Ukraine. Macron lui-même s’est attiré les critiques américaines pour son désir de maintenir au moins certaines lignes de communication avec Moscou, et pour son insistance sur le fait que des négociations seront éventuellement nécessaires pour mettre fin à la guerre. Cependant, cela n’a pas conduit à une rupture sérieuse avec l’administration Biden, qui peut en effet elle-même favoriser de tels liens, même si elle ne peut pas les favoriser elle-même.
Plus grave est la menace qui pèse sur la position de l’Europe d’en bas. Les opinions publiques européennes étaient beaucoup plus fermement derrière l’Ukraine dans les premiers mois de la guerre, quand il semblait que l’existence de l’Ukraine en tant qu’État indépendant était en danger; mais après une série de succès ukrainiens et la restriction des forces russes à des zones limitées de l’est et du sud de l’Ukraine, des fissures dans la solidarité européenne et la volonté de faire des sacrifices pour la victoire ukrainienne commencent inévitablement à apparaître, en particulier en Allemagne.
Les tensions sont aggravées par des divisions de plus en plus amères entre les membres de l’UE sur le partage des pénuries d’énergie et des souffrances économiques qui en résultent entre les différents membres de l’UE. Le ressentiment à l’égard de l’Amérique grandit également du fait qu’en raison de la fracturation hydraulique nationale, les prix du gaz américain ne représentent qu’une fraction des prix européens, de sorte que la souffrance du public américain à la suite de la guerre est limitée. Macron a accusé les producteurs d’énergie américains (et norvégiens) d’exploiter la crise pour tirer des « superprofits » des exportations vers l’Europe. Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, a déclaré que les exportateurs américains utilisaient la crise énergétique « pour renforcer la domination économique américaine et affaiblir l’Europe ».
The Economist a estimé que la forte augmentation des prix de l’électricité pourrait entraîner 147 000 décès supplémentaires en Europe cet hiver, par rapport aux années précédentes. L’opinion européenne au cours des prochains mois sera façonnée par le fait que l’hiver sera rigoureux ou doux, et l’impact sur les approvisionnements énergétiques, les souffrances de masse et les troubles de masse seront graves ou limités en conséquence. Il est toutefois prévu qu’à moins d’une fin de la guerre et d’une reprise de l’approvisionnement en gaz russe, la crise énergétique européenne se prolongera au moins jusqu’en 2024 ; Ce n’est donc pas seulement cet hiver que l’Europe devra survivre.
Compte tenu des menaces qui pèsent sur la solidarité européenne à propos de l’Ukraine, Macron demandera à Biden de réduire – au moins quelque peu – la pression de son administration sur l’Europe dans un autre domaine, celui de la guerre économique contre la Chine. Washington a réussi à obtenir de l’OTAN qu’elle s’aligne de manière déclarative contre la Chine, mais les mouvements économiques – comme l’adhésion de l’Europe à l’interdiction américaine d’exporter des équipements pour la fabrication de puces informatiques et de semi-conducteurs avancés, ce qui causerait davantage de dommages aux industries européennes déjà menacées – font face à une résistance européenne beaucoup plus forte.
Une pression supplémentaire sur les relations entre les États-Unis et l’UE a été exercée par la « Loi sur la réduction de l’inflation » de l’administration Biden (mal nommée) qui prévoit d’importants crédits d’impôt pour les producteurs américains (mais uniquement américains) de voitures électriques et d’énergie alternative. L’UE a qualifié cette discrimination d’injuste et exige que ces subventions de facto soient également étendues aux producteurs européens. Macron soulèvera cette question lors de ses entretiens avec Biden. Un groupe de travail États-Unis-UE sur l’IRA a été créé, mais il y a encore peu de signes qu’il conduise à un nouvel accord.
L’idée du « friendshoring » a reçu un certain soutien en Amérique ; Néanmoins, étant donné l’extrême difficulté que l’administration Biden a eue à faire adopter l’IRA par le Congrès, il semble peu probable qu’elle soit disposée à chercher à y apporter des changements afin d’aider l’Europe. Macron et d’autres dirigeants européens ont appelé à une stratégie européenne coordonnée de subventions industrielles en réponse. Cependant, compte tenu des tensions entre les membres de l’UE au sujet des subventions nationales, une telle stratégie prendra beaucoup de temps à se développer et, dans l’intervalle, cette question continuera de jouer un rôle perturbateur dans les relations entre les États-Unis et l’UE.
Les États-Unis sont maintenant engagés dans un effort – qui se poursuivra sans doute sous toute future administration républicaine – pour remplacer la mondialisation des deux dernières générations par un nouveau monde de blocs économiques, dans lequel le bloc occidental sera dominé par l’Amérique et sera dirigé vers le maintien ou même (dans le cas de la Russie et de l’Iran) cherchant à détruire les économies des États rivaux.
Pour que cette stratégie réussisse, il est essentiel que l’UE soit disposée à suivre l’exemple américain. C’est un saut idéologique colossal pour l’UE. Plus important encore, les principaux États européens (l’Allemagne en particulier) sont tout simplement beaucoup plus dépendants à la fois des approvisionnements énergétiques internationaux et du commerce mondial raisonnablement libre que ne le sont les États-Unis.
En se concentrant excessivement sur les menaces militaires et géopolitiques perçues de la Chine et de la Russie, les décideurs politiques de Washington risquent d’oublier que la prospérité intérieure et la stabilité politique des alliés européens sont également un intérêt national vital des États-Unis, sur lequel repose en fin de compte l’alliance transatlantique.
Le cérémonial grandiose et le langage entourant la visite d’État de Macron vont sans aucun doute flatter Macron et atténuer l’humiliation qui lui a été infligée l’année dernière par le rôle de l’Amérique dans la destruction de l’accord sous-marin franco-australien. Quant à savoir si un ancien ouvrier industriel européen au chômage qui se fige dans l’obscurité se sentira pareillement flatté, c’est une autre affaire.