Les hiérarchies politiques semblant s’effacer, revenons un peu à nos principes constitutionnels pour comprendre ce qui se passe à la tête de l’Etat, source du désordre actuel, pouvant faire basculer notre régime politique dans l’anarchie.
Au-delà des divergences de personnalités, c’est bien un grave problème institutionnel qui se pose avec ce blocage, dû au fait que le président de la république, Kaïs Saied, refuse la prestation de serment aux 11 nouveaux ministres désignés par le chef du gouvernement, Hichem Mechichi. Au motif, que pèsent sur quelques-uns d'entre eux des soupçons de conflits d'intérêts et de corruption.
Lesquels ministres, n'ont toujours pas fait l'objet d'un quelconque signalement de l'Inlucc, instance chargée de la lutte contre la corruption, et sont depuis peu, dûment et expressément investis par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
L'on sait que le président de la république élu au suffrage universel direct, est seul à détenir et à déléguer l’autorité indivisible de l’Etat qui lui est toute entièrement confiée.
Alors que le chef du gouvernement, lui, se trouve entre deux pouvoirs : celui du Président qui le désigne et celui de l’ARP devant laquelle, il est responsable puisqu’il y sollicite « proprio motu » la confiance pour son gouvernement. Et ce, même dans le cas d’un remaniement, ce qui est devenu une coutume depuis l’avènement de cette nouvelle constitution.
De ce fait, l’idée centrale, telle qu’elle découle de l’architecture constitutionnelle, mise en place en 2014, est que personne ne doit dériver de la pratique institutionnelle vers un régime d’autorité et d’irresponsabilité.
Quand bien même, le chef du gouvernement procèderait du Président, la nouvelle constitution lui consacre toute l’importance voulue dans la conduite des affaires de l’Etat, et au vu de la lecture de la constitution, il s’agit même d’une omnipotence de fait.
En somme, le partage des rôles entre le Président et le chef du gouvernement est patent et évident pour tous : au premier, les problèmes internationaux, la sécurité nationale et l’arbitrage entre les institutions, au second, les contingences intérieures. Toutes les contingences intérieures de toutes sortes.
Cependant, malgré cette clarté des dispositions constitutionnelles, bien qu’empreinte de dialectique, le grand problème, ce qui nourrit cette crise institutionnelle, c’est que Kaïs Saied ne veut pas présider seulement.
Il veut gouverner aussi.
Outre, le choix discrétionnaire donné par ladite constitution au Président, de nommer le ministre de la défense et celui des affaires étrangères, il entend, également, peser sur la nomination de celui de l’Intérieur et de la Justice. Et ce faisant, sur quelques autres postes ministériels non régaliens en sus.
Kaïs Saied, s’estime donc en droit de pouvoir choisir un chef du gouvernement à sa main, de préférence non-élu (et s’il le faut contre-élu) comme Essebsi avec Habib Essid et Youssef Chahed.
Ce qui, du reste, il a obtenu, en janvier-février 2020, sans grande difficulté et sans coup férir, avec le prédécesseur de Hichem Mechichi, tout surpris d’avoir été choisi en tant que chef du gouvernement, malgré sa double déroute électorale (présidentielle & législatives) profitant de l’inertie des partis encore sonnés et désorientés par l’épisode Jomli.
Aussi, la grille de lecture « présidentialiste » qu’il a de la constitution, fait donc croire à Kaïs Saied, que le gouvernement tire sa légitimité et son autorité du chef de l’Etat dont le pouvoir s’appuie à la fois sur l’investiture populaire (presque plébiscitaire) et sur un large soutien parlementaire.
Sauf que, contrairement à Béji Caïd Essebsi (lui aussi confortablement élu) il n’a pas de parti-relais à l’ARP pour asseoir sa domination et c’est ce qui constitue l’énorme différence avec son prédécesseur : le Tayyar et Echaab qui constituent ses prétendus appuis, n’étant que des faire–valoir, doublés de velléitaires, plus prompts à jouer la rue contre les urnes, dès lors, qu’ils ne sont pas ou plus au pouvoir.
C’est ainsi qu’en l’état des résultats des législatives d’octobre 2019, il n’y a pas eu de « fait majoritaire », c'est-à-dire, l’existence d’un lien fort (ou même à contrario ténu) entre le Président et des forces parlementaires significatives qui le soutiennent.
En s’accrochant à l’idée, certes défendable, que sans la confiance du Président, le chef du gouvernement ne saurait se maintenir même avec l’appui ouvert de l’ARP, Kaïs Saied entend perpétuer cette dangereuse vision « caporaliste ».
De surcroît, il s’interdit de percevoir que tout chef du gouvernement, une fois désigné, (à fortiori s’agissant d’un non-élu) sera tenté d’utiliser le pouvoir parlementaire contre l’autorité du chef de l’Etat. Episode déjà vécu avec Chahed contre Essebsi.
Le comble pour un professeur de droit constitutionnel, devenu président de la république, qui a dû longtemps enseigner à ses étudiants cette maxime de Montesquieu, tirée de « De l’Esprit des Lois » : «il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir» et qui refuse d’admettre, que s’il a constitutionnellement tort, c’est parce qu’il est, avant tout, politiquement minoritaire à l’ARP.
Entre temps, le pays s’enfonce dans un désordre paralysant et une confusion des pouvoirs plongeant la population dans le désarroi.