On ne saurait sous-estimer l’intérêt – policier et sécuritaire bien sûr, mais également intellectuel – des efforts de la nation tout entière, toutes corporations confondues, pour améliorer notre connaissance du phénomène djihadiste.
Nous sommes noyés sous un flot d’informations très diversifiées, minutieuses et parfois passionnantes, sur les méthodes, les stratégies, les modes de recrutement, d’action, de déplacement, de communication, etc., de ceux qui ont décidé un jour de prendre les armes contre nous. D’abord en Irak puis, depuis peu, au cœur de l’hexagone.
Nous allons bientôt tout savoir sur leurs filières et leurs réseaux, sur leurs stratégies, sur leurs armes bien sûr, et même sur leurs véhicules. Sans oublier le vital financement qui leur permet d’exprimer, avec la terrible efficacité que l’on sait, le ressentiment qu’ils ont accumulé à notre égard.
Nous savons enfin que c’est au manque d’isolation acoustique entre le quatrième et le troisième étage de l’une de nos prisons, par où se serait faufilé l’appel à la révolte, que l’on doit le recrutement de tel d’entre eux !
On sait aussi que pour communiquer ils auraient utilisé des logiciels de cryptage voire, infâmes tricheurs, des cartes prépayées ; pour se déplacer, ils auraient loué, comme vous et moi, des voitures dans une agence. Bravo à toutes et tous pour cette impressionnante moisson cognitive !
Le comment plutôt que le pourquoi
Tout de même, l’énergie déployée par des milliers de salariés dans les services de renseignement ou de police, dans l’arène parlementaire, dans les rangs des journalistes d’investigation et au sein de l’université va-t-elle vraiment à l’essentiel ?
Comment tant de compétences, tant de talents, tant de moyens et de temps peuvent-ils faire l’impasse sur d’autres questions, infiniment plus centrales, sur lesquelles il vaudrait tellement mieux se focaliser ?
• Comment omet-on à peu près complètement de se demander d’où vient, dans cet Orient lointain aussi bien qu’au cœur de notre société, une telle hostilité ?
• Pourquoi ne cherche-t-on pas plus sérieusement à savoir si nous n’aurions pas, par hasard, plus ou moins pris part à la création de ce formidable malentendu ?
• Plus encore, et sans renier aucune des valeurs auxquelles nous tenons si légitimement, ni aucune amitié ou alliance, si nous n’aurions pas la possibilité de résorber tout ou partie de cette haine ?
Car c’est bien là que se terre le coûteux non-dit de notre réaction à l’irruption djihadiste. Notre volonté de tout savoir ne masquerait-elle pas une inquiétante propension à ne rien vouloir entendre ?
Pourtant, la reconnaissance des préjudices que nous pourrions avoir causés à ceux qui décident de se dresser contre nous semble parfois sur le point de se faire. Mais lorsqu’une telle perspective salutaire menace de s’ouvrir, des efforts pernicieux viennent presque systématiquement la ruiner.
Les victimes des raccourcis que nous empruntons à l’égard du vivre ensemble parviennent-elles à faire entendre leur voix ? Elles ne savent pas que les ressources pour les faire taire sont innombrables.
On connaît la maestria qui est la nôtre pour sonner la charge médiatique des représentants préfabriqués, Chalghoumi-s de tous modèles (analphabète, savant, ou artiste) chargés de discréditer leurs attentes, en leur nom propre.
Du bon usage de la « victimisation »
Mais existe en dernier recours une ultime possibilité, de l’ordre cette fois de la rhétorique. L’expression d’une protestation, si fondée et si légitime soit-elle se trouve réduite à « l’adoption d’une posture victimaire ». Dès lors, le fugitif espoir d’un zeste de lucidité salvatrice se trouve annihilé !
Un tel aveuglement obstiné ne fait bien évidemment qu’amplifier la déchirure du tissu politique que nous devrions résorber et nourrit d’autant la radicalisation dont nous disons vouloir nous protéger.
De Gaza à nos « banlieues de l’islam », les violences qui résultent de nos erreurs politiques se déploient sur des registres et avec une ampleur certes très différents.
Néanmoins, il faut voir que les profonds dysfonctionnements des mécanismes de représentation et d’allocation des ressources ont en commun d’impliquer notre responsabilité – active ou passive, directe ou indirecte.
Or c’est cela, semble-t-il, qui tend à les rendre si parfaitement indicibles. Lorsque la voix de ceux qui subissent la stigmatisation politique, sociale ou religieuse, l’exclusion de la parole médiatique ou le déni de représentation, se joint à celles des récipiendaires des bombes de nos Rafale – ou des F-16 de nos indéfectibles alliés –, notre réflexe semble constant.
Nous dénonçons à l’unisson l’inadmissible propension de ces protestataires à jouer la carte de la victimisation ! Fermez le ban, le tour est joué. Mais jusqu’à quand ?