Jamais l'armée syrienne et ses soutiens n'ont été aussi proches de reprendre la ville. Assiste-t-on à un tournant dans le conflit syrien ?
- Oui, bien sûr, indiscutablement. C'est un tournant militaire parce qu'à terme la prise d'Alep, héritière après la chute de Homs du flambeau de "Capitale de la révolution", consacrerait l'effondrement quasi total du bras armé de l'opposition non-djihadiste à Bachar al-Assad. L'Etat islamique, dont on sait qu'il est combattu non seulement par le régime mais par une très large coalition internationale, - où les occidentaux se battent dans le même camp que la Russie et l'Iran -, deviendrait alors la seule alternative au régime. Cela renforcerait considérablement, de manière réactive, le soutien international de ce dernier. Une défaite militaire de l'opposition la priverait définitivement de tout espoir de faire progresser des négociations, comme cela est d'ores et déjà apparu à Genève où le régime, en position de force, s'est refusé à la moindre concession.
Alep est quasiment encerclée. Le siège risque-t-il de durer ? Avec quelles conséquences ? Les ONG syriennes ne pourront plus emprunter la principale route qui relie la ville à la Turquie…
- Il est difficile de répondre aujourd'hui, le bouclage de la ville n'étant pas encore total. Et l'attitude des soutiens internationaux des assiégés, turcs, arabes et occidentaux, un temps réunis sous l'appellation des "amis de la Syrie", n'étant pas encore connue. Mais si la ville devait être encerclée et privée de tout ravitaillement, le précédent de Homs - c'est à dire l'inexorable étranglement des quelques civils puis des combattants - risquerait fort de se reproduire. En plus rapide peut-être, compte tenu de la terrifiante puissance de feu engagée impunément par la Russie.
Pourquoi la coalition internationale menée par les Etats-Unis ne s'engage-t-elle pas plus ?
- Depuis le mois d'août 2014, la coalition internationale réputée soutenir l'opposition - mais qui lui a toujours mesuré très chichement les livraisons d'armes - a fait le choix très paradoxal du "tous contre Daech et seulement contre Daech". Comme cela était prévisible, ce choix montre aujourd'hui ses limites. Il a permis en effet au régime, avec le soutien décisif de la Russie, de concentrer son effort militaire tout entier sur son opposition démocratique, la plus dangereuse pour lui puisque, à la différence de l'EI, elle pourrait bénéficier de la reconnaissance des Occidentaux.
Qui peut aider l'opposition ?
- La sortie de crise n'est plus depuis longtemps aux mains des Syriens. Elle appartient aux Etats qui se sont investis dans la crise. Ceux qui soutiennent le régime le font avec conviction et efficacité. Ceux qui soutiennent l'opposition sont divisés, hésitants et inefficaces. Les Etats-Unis ont imposé ainsi depuis le début un strict embargo sur les armes, anti-aériennes, qui auraient seules permis de rééquilibrer le rapport de force. Il y a peu de chances que leur position, très frileuse depuis toujours, se modifie significativement.
Au sol, du fait de sa proximité, le rôle de la Turquie sera décisif. Mais ses relations avec le reste de la coalition se sont considérablement dégradées. La raison de ce brutal refroidissement tient d'abord au soutien que les occidentaux apportent, sur la frontière turque, aux partis kurdes qu'ils entendent mobiliser contre l'EI mais que le président Erdogan considère avec encore moins de sympathie que les djihadistes. Le second contentieux porte sur le montant de l'aide financière que la Turquie voudrait recevoir pour gérer le flux exponentiel des réfugiés.
Vladimir Poutine a-t-il délibérément fait capoter les négociations en ciblant Alep ?
- Dès lors que les Occidentaux avaient laissé la situation militaire tourner spectaculairement à son avantage, Vladimir Poutine avait toutes les raisons de ne pas vouloir négocier. Les Russes ont notamment tenté d'imposer au sein de la délégation de l'opposition, pour accentuer ses divisions, des partis kurdes qui ne sont pas en conflit ouvert avec le régime et de faux opposants (le Conseil démocratique syrien) qui ne sont jamais vraiment sortis de son orbite.
Est-ce un revers pour les alliés de l'opposition syrienne ? Ou un signe d'impuissance ?
- C'est bien évidemment, pour les Occidentaux, un revers majeur qui prend la forme d'une brutale perte de crédibilité qui va bien au-delà du conflit syrien. Européens et Américains sont en train de parfaire une démonstration qui pèsera lourd dans les choix stratégiques que feront, dans les années à venir, de nombreux acteurs de la scène internationale. La leçon que nos partenaires potentiels vont tirer est dramatiquement claire : il n'est pas raisonnable de confier son destin aux Européens, ni aux Américains. Affaiblis par leurs exigences électorales respectives, ils sont de moins en moins capables de tenir leurs engagements.
A plus long terme, une sortie de crise "par les extrêmes", l'écrasement de l'un des deux camps, au lieu de les prévenir, préparerait inévitablement de nouvelles explosions de violence.