Cette évolution s’était accélérée à la faveur de la participation décisive d’Ennahdha, vainqueur des premières élections démocratiques de la Tunisie contemporaine, au processus de transition politique et de reconstruction institutionnelle. Le parti de Ghannouchi avait fait dans ce domaine d’importantes concessions. Et il avait rendu possible l’adoption – unique à l’échelle régionale- d’une constitution qui avait parachevé le socle institutionnel de la démocratie tunisienne.
Pour plusieurs catégories de raisons, la décision de Ghannouchi n’aura certainement pas pour effet de "mettre fin à l’ère de l’islam politique" comme certains aimeraient pouvoir l’annoncer. Elle n’affectera que très peu les formations qui ne s’y reconnaissent pas, avec lesquelles elle creusera même la fracture. Ce sera d’ailleurs sans doute le cas dans l’arène tunisienne où Ennahdha est très loin de faire le plein du potentiel des "voix" islamistes et où son évolution vers le centre puis vers la "périphérie", laisse aujourd’hui plus d’espace à des mobilisations plus radicales.
Mais cette évolution signale tout de même une tendance intéressante. Une composante importante du spectre islamiste est bien en train de se rapprocher d’un seuil historique. Ce seuil est celui à partir duquel la volonté de redonner à une appartenance religieuse, longtemps considérée comme menacée, sa place dans la société, perd progressivement de sa centralité. Avec Ennahdha, cette transformation n’affecte pour l’heure qu’une "extrémité" du très large spectre islamiste qui va si l'on veut aller vite de Rached Ghannouchi à Abou Bakr Al Baghdadi.
Je continue pour ma part à qualifier la permanence islamiste en termes d’"omniprésente diversité". La mise au point de Ghannouchi élargit un peu plus encore le spectre de cette diversité. Elle ajoute, à sa marge, une catégorie frontière à toutes celles qui permettent de rendre compte de l’actuel "pluriel" islamiste : celle - qu’une utilisation prématurée avait à mes yeux longtemps dévoyé et qui va devenir désormais fonctionnelle - de "post islamisme".
Sur le terrain d’un très vieux débat, la démocratie musulmane, comparable dans son essence à ce que furent les "démocraties chrétiennes", prend effectivement plus de sens encore que par le passé. L’avenir de la formule inaugurée par les dirigeants d’Ennahdha n’aura toutefois d’impact qu’en fonction de l’attitude d’un certain nombre de leurs "partenaires" obligés.
Le premier d’entre eux est le parti Nidaa Tounes, du président Béji Caïd Essebsi, dont le sérieux qu’il mettra ou ne mettra pas à partager le pouvoir crédibilisera ou au contraire discréditera l’option modérée choisie par ces "ex islamistes". Les occidentaux seront eux aussi des acteurs importants de cette transition: sur la rive nord de la Méditerranée, chaque poussée de l’islamophobie et chaque dérapage culturaliste de notre "lutte contre la terreur" contribue sans surprise à crédibiliser les radicaux et à discréditer d’autant ceux qui luttent pour les affaiblir.