La propension à réduire une mobilisation protestataire à la présence, banale, à sa périphérie, d’individus en situation d’échec social ou/et individuel, est tout sauf originale. Face à la génération islamiste (et d’autres avant elle), cela a été une dérive très récurrente du regard occidental. « En Algérie, le plus gros de ses troupes, le Front islamique de salut l’a recruté dans le monde des marginaux, de ceux qui n’ont rien à perdre à lui donner ses chances, qui sont prêts à courir tous les risques », croyait déjà pouvoir “expliquer” à ses lecteurs un envoyé spécial du Monde, Jacques de Barrin, le 27 décembre 1991 (…/…).
L’accusation, très opaque, de «nihilisme » faite aux jihadistes d’aujourd’hui appartient donc à mes yeux au registre du discrédit politicien bien plus qu’à celui des sciences sociales. Elle a d’ailleurs été utilisée pour la première fois, avec aussi peu de fondement, en 1825, à l’encontre de ces « décembristes » russes qui, en s’en prenant à l’absolutisme du Tsar, étaient pourtant mobilisés sur un terrain parfaitement politique. Imaginons un instant que, pour évaluer les tenants et aboutissants de la résistance française aux nazis, un historien (allemand de surcroit) ne prenne appui que sur la présence à la périphérie des maquis, de ces « jeunes voyous » qui y ont très vraisemblablement existé !
Au chapitre des antécédents de cette dérive analytique, les “analyses” produites tout au long des années 1990, en France, par certains «psychanalystes d’État », fort médiatisés. Ils nous expliquaient la guerre civile algérienne en livrant à un auditoire conquis d’avance l’inventaire des pathologies affectant supposément la sexualité (déjà !) des membres de cette opposition islamiste que l’inhumaine politique d’éradication des militaires algériens avait (parfaitement) réussi à radicaliser.
Dans un petit livre publié en 2007, "Le Rendez-vous des civilisations", Youssef Courbage et Emmanuel Todd, oubliant les effets de l’occupation militaire israélienne, avaient cru pouvoir pour leur part corréler la « violence des Palestiniens » au fait que, dans leur société, la structure patriarcale repoussait l’âge du mariage au-delà de l’adolescence, nourrissant chez eux autant de tensions… sexuelles. Imaginons également que nous ayons limité notre explication des causalités des attaques du onze septembre aux troubles de la sexualité dûment attribués par ses biographes à Mohamed Atta, l’un des pilotes ayant écrasé son appareil sur les tours du WTC. Mesurons-nous l’ampleur de la contre-performance analytique ?
Le biais majeur de cette thèse est également à l’origine de son très grand succès médiatique et politique. Elle partage en effet avec sa concurrente culturaliste (“c’est la faute de l’Islam”) un travers particulièrement mortifère : elle exonère nos politiques d’à peu près toute responsabilité ! “Bombardez tant que vous voulez”, risque-t-on, si l’on y prend garde, d'y lire ainsi entre les lignes : “leurs bombes n’ont aucun rapport avec les nôtres”.
C’est donc bien une thèse diamétralement opposée que, pour ma part, je défends. Elle va chercher les racines du jihadisme là où elles sont : profondément implantées dans le politique, au cœur du mal vivre des victimes de nos politiques étrangères ou de nos mécanismes d’exclusion d’un pan entier de notre nation.