Citoyens à part entière ou citoyens entièrement à part... De quoi l’horreur est-elle le nom ?

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Dans l’accumulation des contentieux qui ont nourri les expressions les plus récentes de la violence djihadiste, allons d’abord à l’essentiel. Pour ne mentionner que la partie émergée de l’iceberg politique, il faut rappeler avant tout que, depuis septembre 2014, la France déverse des tonnes de bombes sur l’Irak et la Syrie. Or, nos dirigeants semblent avoir oublié que l’époque, pas si lointaine, où il était possible de recourir à cette « diplomatie des canonnières » sans faire courir à leurs compatriotes le risque de représailles, est bel et bien révolue.

La France a pris l’initiative de bombarder l’organisation de l’Etat Islamique (le “Dawla Islamiya” ou “Daech”). Elle a été ciblée en retour. Ce volet réactif des motivations des attaquants a été très clairement mentionné dans leurs premiers communiqués de revendication. En réponse à ces représailles, la France a néanmoins décidé de leur lancer… davantage de bombes. Voilà bien la colonne vertébrale de l’explication de notre présente condition de “cible du terrorisme”.

(.../...) Mais cette dimension de la réalité, trop banalement politique, est indicible par nos dirigeants. Ils préfèrent nous inciter à croire, comme Bush en son temps, que les Occidentaux sont attaqués « pour leur amour des libertés » et les Français pour leur fâcheuse habitude de boire du bon vin à la terrasse de leurs bistrots.

Le caractère unilatéral de notre politique syrienne récente n’est bien évidemment pas l’unique élément de contentieux, tant s’en faut, avec les segments, importants, du monde musulman où s’est développé une telle hostilité à notre égard. Il faut y ajouter plusieurs motifs de rancœur et d’incompréhension, la partie immergée de l’iceberg politique en quelque sorte. Il y a d’abord, juste après la première “affaire Tariq Ramadan”, cette loi de 2004 qui a exclu le voile - un des symboles de la religiosité musulmane - du pilier scolaire de la République.

Il y a bien sûr ensuite la réaction provoquée par la diffusion ad nauseam, sous couvert d’une liberté d’expression dévoyée dans l’agression de la plus récente et de la plus fragile des composantes du tissu national, de caricatures insultantes du symbole prophétique des musulmans..../... Mais ce contentieux symbolique n’aurait jamais pris une telle ampleur s’il ne s’était pas développé sur la toile de fond de la militarisation de notre diplomatie, de l’Afghanistan au Mali et, plus largement, dans notre longue guerre perdue “contre la terreur” qui depuis 2001 a tué entre un et deux millions de musulmans en Afghanistan, au Pakistan et en Iraq.

Il faut y ajouter, tout au long des années 1990, notre soutien actif à la politique d’éradication de l’opposition islamiste algérienne, légalement élue, par le régime et ses « escadrons de la mort ». Et, bien évidemment, le soutien inconditionnel de Paris à la politique israélienne ou à ses alliés régionaux, comme l’Égypte de Sissi, sans que ses dimensions les plus inacceptables (blocus de Gaza, colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est) ne le remette en cause.

A l’échelon national cette fois, ces contentieux se sont envenimés sur un terreau historique dont il ne faut pas sous-estimer l’actualité : celui d’un lourd héritage colonial. Il est demeuré plus présent dans les imaginaires de milliers de citoyens issus de cette région que dans celui des Français qui n’en n’ont pas subi le coût. Et ces Français-ci, nous (presque) tous, peinent d’autant plus à tourner cette page de leur histoire qu’ils ont jusqu’à ce jour refusé en quelque sorte de l’écrire.

Cet héritage colonial permet de faire la passerelle entre la matrice des politiques extérieures et les profonds accrocs qui affectent, sur le même terrain que celui des caricatures, le « vivre ensemble » hexagonal au détriment des Français de confession musulmane. Ces déchirures du tissu national sont, en résumé, le résultat d’un dysfonctionnement profond des mécanismes de représentation politique et d’allocation des ressources, c’est-à-dire des droits matériels ou symboliques, sociaux, économiques ou politiques de ces Français-là.

"C'est leur réélection qui compte, pas notre sécurité"

"Pour combattre sur le terrain européen la « demande de jihad », nous n’avons pas pris le bon chemin. Pour dire les choses avec une certaine brutalité, l’approche électoraliste de nos gouvernants les a conduits à cultiver le phénomène terroriste bien plus qu’à s’attacher lucidement et courageusement à le résorber"

Pourquoi Daesch s'est elle implantée en Occident ?

Il est important de distinguer l’emprise de Daech dans les pays ravagés par la guerre civile née de l’invasion américaine de l’Irak, du cas des 75 autres pays environ qui lui fournissent, dans des proportions très diverses, des combattants. L’imaginaire d’un Irakien, d’un Syrien ou d’un Yéménite se ralliant à Daech dans un environnement de paralysie institutionnelle totale n’est pas exactement le même que celui d’un jeune Maroco-Belge ou d’un jeune Français converti qui, à l’heure de la cyber-mondialisation, se solidarise au nom d’une appartenance confessionnelle difficile à vivre avec la souffrance de ses coreligionnaires orientaux.

Les analystes ne prennent pas toujours le temps d’opérer cette distinction essentielle entre les terroirs politiques (Irak, Syrie, Yémen) d’où vient « l’offre » de jihad et les sociétés occidentales (ou arabes, autre cas de figure encore) où se déploie « la demande » de ce même jihad. Que peut-on donc déduire des progrès relatifs faits par l’organisation en terre occidentale?

Pour combattre sur le terrain européen la « demande de jihad », nous n’avons pas pris le bon chemin. Pour dire les choses avec une certaine brutalité, l’approche électoraliste de nos gouvernants les a conduits à cultiver le phénomène terroriste bien plus qu’à s’attacher lucidement et courageusement à le résorber. Lorsqu’ainsi, avec un rare cynisme, pour répondre aux attentats du 13 novembre, ils ont tenté d’exploiter la question de la « déchéance de nationalité » ils n’ont bien évidemment pas augmenté la sécurité de nos concitoyens, bien au contraire.

Pour ménager les déchirures latentes du tissu politique national, pour réduire le mal-être de centaines de milliers de citoyens de confession musulmane, il aurait fallu, plus que jamais, manifester de la confiance, de la reconnaissance. À l’opposé, Valls et son logiciel stupide – au sens littéral, qui manque de jugement et d’intelligence – y ont versé l’acide de ce surcroît de stigmatisation et de suspicion que porte la déchéance de nationalité. Avec les ravages causés par un usage irresponsable des facilités inhérentes à l’état d’urgence (3 000 perquisitions d’une extrême brutalité pour… un nombre infime d’affaires transmises à la justice), j’ai le sentiment que, pour un jihadiste arrêté, cette méthode française, directement inspirée de celle des néo conservateurs américains et leur Patriot Act, a sans doute contribué à nourrir dix fois plus de nouvelles vocations.

La stratégie de réponse, sur le théâtre oriental cette fois a tout autant aggravé la crise. Elle a consisté à militariser notre engagement dans la guerre syrienne. Sur le théâtre irako-syrien où est née “l’offre” de jihad, elle nous a décidé à faire soudain (mais exclusivement contre Daech, l’un des adversaires du régime) usage de ces armes dont nous répétions depuis plusieurs années aux opposants syriens qu’il était impensable, voire contre-productif, de les utiliser lorsqu’il s’agissait de les défendre contre les attaques à l’arme lourde ou les bombardements aériens, particulièrement meurtriers, du régime. Je me suis démarqué radicalement de cette stratégie dont j’ai considéré qu’elle était le résultat de considérations essentiellement électoralistes.

Dans le contexte de la poussée du Front national, à défaut de pouvoir faire reculer le chômage, l’une des ressources politiques les plus faciles à capitaliser en France est de surenchérir sur la droitisation islamophobe ambiante et de « casser du barbu ». C’était infiniment plus facile que d’assumer une véritable stratégie de sortie de crise, forcément plus exigeante. Au lieu d’affronter la complexité de cette crise, le gouvernement français a donc pris, en août 2014, un raccourci dangereux, et opté pour cette stratégie de frappes aériennes contre Daech - en Irak d’abord, en Syrie ensuite.

Il est ainsi tombé dans le piège de la participation de facto au sauvetage du régime de Damas, diminuant ainsi considérablement les chances de sortie de la crise. Car rien ne sera résolu militairement tant qu’une alternative politique ne sera pas en vue, c’est-à-dire, en Irak, autre chose qu’une revanche kurde ou chiite et en Syrie autre chose que le retour en force du régime et de ses milices chiites rendue possible par les ravages commis depuis les airs par les aviations occidentales.

Une simple défaite militaire qui ressemblera à s’y méprendre à un écrasement quasi général des sunnites ne fera, un peu comme au Mali, que déplacer le problème dans l’espace ou le reporter dans le temps : il verra le potentiel révolutionnaire de Daesh se disperser pour poursuivre le combat, y compris bien sûr sur notre sol, sous des formes moins frontales et donc bien plus difficiles à contrer avec le confort relatif d’une simple campagne aérienne.

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