L’observation attentive du paysage islamiste postérieur aux « printemps arabes » a conforté cette hypothèse d’une omniprésente diversité du lexique islamique. Ostracisé du nord au sud de la Méditerranée pour son « islamisme », le Tunisien Rached Ghannouchi dirige un parti, Ennahdha, qui participe aujourd’hui à un gouvernement proche du régime renversé en 2011 par la poussée révolutionnaire.
Après avoir contribué de façon décisive à l’adoption d’une Constitution considérée comme la première véritablement démocratique du monde arabe, ceux dont plusieurs décennies de propagande avaient convaincu le monde qu’ils mettraient en œuvre, si les urnes devaient leur donner un jour la majorité, le sinistre principe « un homme, une voix… une fois » se sont pliés docilement au verdict défavorable des urnes. Et leur Xe Congrès a entériné en mai 2016 une stricte division entre leur agenda religieux, relégué à la rubrique des valeurs référentielles, et leur agenda politique.
Ces « islamistes »-là ont donc fait un usage particulièrement inclusif de leur parler musulman. À l’inverse, Abou Bakr al-Baghdadi a mobilisé ce même lexique depuis l’autre extrémité du spectre islamiste et le trône de son « califat », pour en faire un usage particulièrement radical et ouvertement sectaire, prônant une rupture explicite avec les catégories de l’héritage politique occidental.
La prise en compte de cette plasticité extrême du lexique islamique m’a rapidement conduit à mettre en pratique une stricte déconnexion analytique entre, d’une part, les causalités essentiellement identitaires qui permettent d’expliquer sa diffusion exponentielle et, d’autre part, celles permettant d’éclairer la diversité des usages qui en sont faits.
L’explication du recours au parler musulman que je propose rend compte de la volonté relativement banale des populations de la périphérie impériale de l’Occident de restaurer une culture (religieuse) perçue comme demeurée à l’abri des tentatives de sa concurrente occidentale de s’y substituer. Ce faisant, ce recours permet de mettre un terme à l’ère de l’hégémonie symbolique européenne.
L’explication des modes d’appropriation de ce lexique et de leur diversité doit en revanche être recherchée dans des causalités essentiellement profanes. Contrairement à ce que prétend l’approche culturaliste, ces causalités ne découlent en rien d’un particularisme inhérent à la culture ou à la religion musulmane.
La confrontation avec cette fraction des acteurs politiques du monde musulman qui se radicalisent me conduit plus que jamais à défendre l’idée que, pour comprendre cette excroissance, il faut s’atteler, non pas à disserter sur le caractère « islamique » du lexique utilisé par les révoltés, mais à rechercher les causalités sociales et plus encore politiques de leurs actes. Par radicalisation, j’entends l’adoption d’un langage et d’une stratégie de rejet, de rupture et, en dernière instance, de confrontation avec l’environnement musulman (chiite) ou non musulman, occidental en particulier.
Une telle trajectoire se démarque donc de la simple démarche de différenciation qui, le plus souvent, débouche par la rhétorique de l’« islamisation » sur le processus de « réappropriation culturelle » dont on peut dire qu’il caractérise le gros des bataillons du courant islamiste.
À l’échelle du demi-siècle écoulé, l’examen des trajectoires fondatrices de ce type de radicalisation, de Sayyed Qutb à Oussama Ben Laden, m’a convaincu qu’elles étaient le plus souvent de nature réactive, c’est-à-dire qu’elles avaient pour motivation fondatrice une violence initiale [1]. J’insiste donc dans ma démarche sur la nécessité de ne pas limiter l’observation aux agissements des seuls acteurs islamistes, mais d’y inclure ceux de leurs interlocuteurs – locaux, régionaux ou internationaux – non islamistes et, plus largement encore, non musulmans.
Cela m’amène à proposer une analyse qui prend le contre-pied de la lecture dominante du mécanisme de radicalisation sectaire. Alors que la doxa du sens commun, cautionnée notamment par la thèse de Gilles Kepel, stipule que la radicalisation sectaire serait le préalable ou la cause de la radicalisation politique [2], je propose pour ma part une lecture strictement inverse.
La radicalisation sectaire – l’adoption de catégories dévalorisantes voire criminalisantes pour qualifier les appartenances de l’Autre – n’est en aucune façon le facteur déclencheur de la violence politique. Elle n’en est qu’un facteur adjuvant ou un accessoire, donc le produit bien plus sûrement que la cause. Vieille évidence que bien peu, pourtant, veulent regarder en face et que l’on peut résumer ainsi : si, pour pacifier, on croit qu’il faut réformer la pensée religieuse radicale, on part dans la mauvaise direction, car ce n’est pas en réformant le discours religieux que l’on pacifiera la région, mais bien en pacifiant la région que l’on réformera le discours religieux.
Notes
[1] Voir François Burgat, L’Islamisme à l’heure d’Al-Qaida, La Découverte, 2005.
[2] « Pour Gilles Kepel, la radicalisation ne précède pas l’islamisation. […] [C’est] la forte prégnance salafiste [qui] constitue une rupture culturelle avec la République. Les nouvelles recrues, imprégnée de cette idéologie, se retournent [alors] contre la société qui les a fait naître » (« Grand entretien avec Gilles Kepel », Revue des deux mondes, mai 2016).