“Dénoncer la lecture de la crise algérienne qui occultait la violence du régime et sa virtuosité manipulatrice faisait courir des risques certains. Mais faire efficacement de même sur le terrain du conflit israélo-arabe était plus risqué encore, surtout à partir du moment – la seconde partie de la décennie 1990, au lendemain du sommet antiterroriste de Charm el-Cheikh (mars 1996) – où deux des adeptes, algérien et israélien, de l’éradication de l’Autre islamiste ont commencé à tisser, en matière de coopération sécuritaire et de communication, des liens presque sans faille.
La ligne analytique dont il valait mieux ne pas s’éloigner – le directeur de l’IFRI, Pascal Boniface, et bien d’autres l’apprendront eux aussi à leurs dépends [1] – était celle qui, dans le meilleur des cas, renvoyait dos à dos occupants et occupés. C’était celle qui, de préférence, faisait porter une partie essentielle de l’origine du conflit à la seule religion, musulmane, des occupés rebelles.
C’était à peu de chose près cette lecture que notre « gentil » Plantu national enracinait dans l’imaginaire des lecteurs du Monde : ses petites mouches noires, celles qu’attirent les émanations nauséabondes qu’exhalent les malfaisants de ce monde (des leaders palestiniens du Hamas jusqu’à Tariq Ramadan, inclus) ont eu très longtemps une regrettable propension à voleter plus naturellement au-dessus des têtes des dominés, ou des occupés, que de celles des dominants et des occupants.
Elles ont longtemps été également moins familières des responsables – militaires ou civils – de l’effroyable politique d’éradication de l’opposition islamiste algérienne que des dizaines de milliers de victimes de cette politique.
C’est sans doute pour avoir trop régulièrement dénoncé cette représentation faussement « analytique » que j’ai été l’objet, en 2004, d’une attaque dont l’efficacité inattendue a brutalement réduit le spectre de ma trajectoire comparatiste dans le monde musulman.
C’est moins le principe de cette « agression » qui m’a marqué que la facilité avec laquelle elle a atteint une partie au moins de ses objectifs. Un ami diplomate m’a prévenu un jour qu’un « oukase » d’une obscure Union des professionnels juifs de France (UPJF) venait de me frapper. « On en reçoit un par semaine au ministère », a-t-il tenté de me rassurer.
La dernière fois, m’a-t-il expliqué, c’était parce que nous avions l’intention d’accueillir un journaliste palestinien « dont les mains », disait le communiqué, « étaient couvertes de sang juif ». La violence politique venait pourtant, sous l’une de ses formes les plus anodines et néanmoins, pour une fois, les plus ravageuses, de faire irruption dans mon univers intime.
L’acte d’accusation n’était pourtant pas très sophistiqué (voir encadré ci-après). C’est même le rapport entre le caractère si parfaitement anodin de ces accusations et leur si terrible « efficacité », à laquelle s’ajoute le contraste avec l’absence quasi-totale de réaction de ma hiérarchie professionnelle immédiate, qui me marquera durablement.
Rien de bien grave il est vrai, à l’aune des manifestations diverses de cette violence dont souffrent, ailleurs dans le monde, tant de ceux dont le destin est l’objet de mes préoccupations professionnelles. Bien banales dans les ordres politiques dont j’ai l’ambition de dire les carences. Mais quand même. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres, c’est moi.
Et, malgré la sérénité de l’un de mes deux employeurs du moment, le silence ironique de mon univers de travail aixois me donne alors un petit aperçu de ce que ressentent les milliers de celles et de ceux qui, dans les territoires occupés ou dans toutes les enceintes où perdure l’autoritarisme arabe, paient un prix infiniment plus élevé que moi.
Communiqué de l’Union des professionnels juifs de France
“L’Union des patrons et des professionnels juifs de France apprend avec consternation la prochaine nomination de François Burgat au poste de directeur de recherche au sein de la section « Sciences politiques » du CNRS. L’UPJF s’étonne d’une telle promotion pour ce défenseur de la cause islamiste, au sein de l’institution clé de la recherche française.
Outre sa participation active au congrès de l’UOIF en avril 2005, il a notamment déclaré, à propos du 11 Septembre : « Si monstrueuses qu’aient été́ les attaques, […] elles restent largement perçues par l’opinion arabe, toutes opinions politiques confondues, sur le mode d’une réaction “anti-impérialiste”. À mes yeux, ce comportement s’explique bien moins par l’influence d’une lecture réactive de l’islam, qui ferait aujourd’hui tache d’huile, que par l’arrogance de la domination d’un camp, par le sentiment d’être collectivement victimes de politiques systématiquement alignées sur les seuls intérêts des États-Unis et les postures les plus intransigeantes de l’État d’Israël. »
Si cette nomination était confirmée, se poserait alors la question de la légitimité́ de François Burgat à former les futurs chercheurs français. Il serait alors de la responsabilité de François Goulard, le nouveau ministre délégué à la Recherche, de mettre fin à cette situation aberrante”.
Claude Barouch, président.
Au CNRS, la rapporteure du dossier de ma candidature au grade de directeur de recherches a reçu l’acte d’accusation dans sa boite personnelle, m’expliquera-t-elle presque dix années plus tard. Preuve que la manœuvre a été lancée par un très bon connaisseur des arcanes administratives de la recherche, en fait un insider, que je n’aurais pas trop de peine à identifier.
Avisé, le président de la section 40 concernée (Sciences du politique) hausse noblement les épaules. Et se refuse à donner la moindre suite. Vive la France ! Las, je suis à ce moment-là candidat, au ministère des Affaires étrangères cette fois, à une affectation au Pakistan, où l’on m’a proposé de renouveler le défi relevé au Centre français d’études yéménites.
Pour des raisons déjà évoquées, l’étude du contraste entre la matrice religieuse de ce pays construit plus ou moins spécifiquement pour réunir des musulmans[2] et l’irrésistible diversification, chez ses citoyens, des modes d’expression politique de leur appartenance religieuse, me tentait.
Le verdict tombe très vite. Pitoyable, il en dit long sur la fragilité de la colonne vertébrale éthique de la République : entre l’administration centrale du ministère et le cabinet du ministre, instantanément, un courageux consensus s’opère : « Prudence, on réfléchira plus tard ! » Exit ma nomination, qui ne m’avait pas encore été notifiée, mais dont le principe venait d’être arrêté.
Le MAE reviendra trois ans plus tard sur cette page noire, pour la tourner. Candidat à la direction de l’Institut français du Proche-Orient, il me faudra à plusieurs reprises m’expliquer de vive voix, à tous les étages du ministère et jusqu’au sommet du cabinet du ministre, sur les tenants et les aboutissants de cet épisode. Mais cette fois-ci, raison et sérénité triompheront.
Notes
[1] Pour avoir défendu une ligne critique à l’égard des politiques de l’État d’Israël, Pascal Boniface sera victime d’une violente campagne d’intimidation qui tentera de priver son institution de ses financements publics (voir son ouvrage, Est-il permis de critiquer Israël ?, Robert Laffont, Paris, 2003).
[2] Voir Christophe Jaffrelot (dir.), Le Pakistan, Fayard, Paris, 2002 ; Le Syndrome pakistanais, Fayard, Paris, 2013.