Le Qatar est une épine dans les prétentions saoudiennes à l'hégémonie régionale

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Doha constitue depuis une vingtaine d'années une sorte d'épine dans les prétentions saoudiennes à l'hégémonie régionale. Par le biais notamment de la chaîne al-Jazeera et son prédicateur vedette Youssef al-Qaradawi. L'accueil du commandement militaire américain au Qatar a également disputé à l'Arabie son statut de premier allié régional des Etats-Unis. C'est dans le contexte des printemps arabes que les tensions se sont envenimées. Le Qatar, protégé du risque de contestation interne par la prospérité infinie de son État providence, a choisi de soutenir non point tant "les frères musulmans" que, plus banalement, le camp des vainqueurs des urnes.

La divergence avec l'Arabie saoudite et les Emirats a d'abord été limitée, Riyad et Abou Dhabi donnant en Syrie et au Yémen la priorité à la lutte contre l'influence régionale de l'Iran. La fracture s'est creusée à propos de la Tunisie et de l'Egypte où le tandem saoudo-émirati a activement soutenu la vague contre-révolutionnaire que Doha a au contraire cherché à différer.

Les Saoud, conscients que leur autoritarisme aussi bien que leur politique étrangère ronge, année après année, l'assise populaire de leur trône, limitent de moins en moins leurs craintes au rival chiite extérieur. Ils redoutent plus encore l'ennemi, sunnite… intérieur.

Quant à leur partenaire émirati, il fait du rejet des Frères musulmans une véritable obsession! Le Qatar leur est donc apparu comme l'insupportable allié de leurs plus dangereux opposants.

Le point de non retour a été franchi lorsque Riyad a cru pouvoir accuser Doha - sur des bases qui restent à démontrer -de vouloir se rapprocher de Téhéran.

La révolution de palais en Arabie saoudite a-t-elle contribué au déclenchement de cette crise?

Oui, bien sûr. Le changement a été spectaculaire du fait d'abord que Salman a opté pour une diplomatie très interventionniste, sans précédent dans son pays. En lançant sa grande offensive contre les Houthis au Yémen, il a même été au-delà des sollicitations de ses alliés occidentaux.

Ce virage a été accentué par le fait que Salman a réussi à concentrer le pouvoir dans ses mains comme aucun de ses prédécesseurs. La diplomatie de Riyad a perdu ainsi ce côté "indécis" lié à la traditionnelle recherche, par ses prédécesseurs, de consensus entre les divers pôles de pouvoir du pays.

Sachant que les monarchies pétrolières sont la toute première des cibles régionales de Daech ou d'Al-Qaïda, l'idée que leurs élites gouvernantes les soutiendraient me paraît totalement hors de propos. Cela ne préjuge bien sûr pas de l'attitude des opposants à ces monarchies dont certains peuvent être tentés, par la voie de la révolution djihadiste. Mais rien ne permet -bien au contraire, l'opposition saoudienne étant beaucoup plus développée que son homologue qatarie- d'imputer aux citoyens de l'émirat le monopole d'un tel engagement.

Sur les réseaux sociaux a circulé une boutade comparant les accusations portées par l'Arabie contre le Qatar au procès en junk food que Mcdonald oserait faire à Burger King. Je préférerais pour ma part une autre métaphore, celle de "la poutre et de la paille", qui éviterait de renvoyer dos à dos deux pays dont la responsabilité dans la "fabrication du terrorisme" ne saurait être mise sur le même plan. Car même si elle ne finance pas directement les groupes radicaux, c'est bien l'Arabie qui soutient les dynamiques contre-révolutionnaires qui fabriquent ces groupes! C'est elle qui peut donc, bien plus rationnellement que le Qatar, être accusée de "soutenir le terrorisme".

La réaction des pays occidentaux est-elle à la hauteur de la gravité de cette crise?

Elle s'arrête souvent à renvoyer dos à dos, sans trop de nuance, deux "pétrofondamentalismes" qui s'affronteraient dans leurs dunes. Pourtant, l'Arabie et le Qatar ne jouent dans la même catégorie! Pas davantage sur le terrain des performances démocratiques qu'en matière de politique étrangère.

Sans tomber dans l'angélisme qatarophile -la politique intérieure du Qatar n'étant pas exempte de limites humanistes, la différence est éclatante: qu'il s'agisse du sort des femmes -les Qataries conduisent depuis toujours, contrairement aux Saoudiennes, ou de la peine de mort. Elle est et a été infligée par l'Arabie saoudite à des centaines de personnes au cours de la décennie écoulée, alors que Doha ne l'a pas appliquée une seule fois depuis plus de 14 ans.

Enfin l'injonction arrogante de fermer purement et simplement le réseau d'information liée à la chaîne Al Jazeera, l'une des plus professionnelles de la région, devrait également faire réagir plus fortement que cela n'a été le cas à ce jour tous les milieux sensibles à la liberté de l'information.

Quelles peuvent être les conséquences de ces tensions sur les équilibres régionaux?

Elles vont dépendre pour une large part du soutien à Riyad que Washington -pour contrer l'engagement de Téhéran en faveur de Doha- prendra ou non le risque d'expliciter. S'il le fait, l'ancienne ligne d'opposition aux Occidentaux reprendra ses droits et la crise se développera dans l'arène classique de la résistance aux visées américaines.

Son issue dépendra alors du rapport de force entre Washington et le camp Turquie, Iran, et potentiellement Russie, qui soutient Doha. Notons au passage ce paradoxe: en ostracisant le Qatar, l'Arabie saoudite vient de faire voler en éclats le "front sunnite" qu'elle rêvait d'opposer à Téhéran. Car la reconfiguration régionale voit désormais la fracture sunnite/chiite dépassée par le rapprochement qui s'est, de facto, opéré entre les sunnites d'Istanbul et Doha et les chiites de Téhéran.

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