Première scène. C’était il y a quelques semaines, au moment où un manteau de particules fines recouvrait la ville. Soleil et pollution au programme. Ciel bleu et un goût de poussière dans la bouche. N’ouvrez pas la fenêtre, ne faites pas de sport, ne prenez pas la voiture, tels sont alors les ordres impérieux que délivre la radio matinale. Ayez peur, toujours et encore, c’est le message implicite. Circulation alternée, pas de bol pour les plaques impaires. Une station de métro.
Un petit attroupement devant le guichet, cet endroit dont on se demande à quoi il sert puisque, désormais, seules les machines vendent tickets et abonnements. On se dit, un peu étonné parce qu’il ne pleut pas, que la ligne 13 est encore en panne. On s’apprête à rebrousser chemin quand on entend le bruit de la rame et que l’on voit des usagers sortir des escaliers ou, dans le sens inverse, aller vers les quais. On est déjà en retard mais les cris qui fusent du côté du guichet intriguent.
D’un côté, l’employée de la Ratp. Une femme frêle, frigorifiée à cause des courants d’air. De l’autre, un jeune gars, la trentaine bien habillée, look étudié, pattes bien taillées, gel dans les cheveux, chaussures pointues et doudoune hors de prix. C’est lui qui n’est pas content et on a du mal à comprendre pourquoi. Mais, monsieur, lui dit la dame, ce n’est pas possible ! Je n’en crois pas mes oreilles. Vous n’avez pas l’impression de demander n’importe quoi ? L’autre s’énerve de plus belle. Derrière lui, un couple de touristes asiatiques – japonais ou sud-coréens – commence à s’impatienter. Tendons l’oreille pour comprendre de quoi il s’agit. Le métrosexuel - néologisme inventé en 1994 par Mark Simpson, journaliste à The Independent, s'appliquant à des citadins fortement soucieux de leur apparence (dites merci à Wikipedia) - soupire et décide de faire œuvre de pédagogie.
Madame, crie-t-il, j’ai payé un abonnement mensuel. Ce matin, on me dit que les transports sont gratuits, je veux que l’on me rembourse cette journée. Je ne vois pas pourquoi je paierais alors que c’est gratuit pour les autres. L’employée ouvre de grands yeux incrédules. Mais, dit-elle, ce n’est gratuit qu’aujourd’hui. Demain, s’il n’y a plus de pollution, le transport sera payant. Alors remboursez-moi pour aujourd’hui, insiste l’autre qui ne lâche pas l’affaire. Vous prenez le prix de mon abonnement, vous le divisez par trente et un et vous me rendez l’équivalent d’un jour.
La dame finit par comprendre le raisonnement. Elle explique qu’elle n’a reçu aucune instruction à ce sujet. Que c’est la première fois qu’on lui demande un remboursement de la sorte. Un remboursement au – comment dites-vous déjà – ah oui, au prorata. Le gars propose qu’on le dédommage avec deux tickets – pour le principe – mais il n’insiste pas. On prendra le même métro que lui et on aura un rire muet quand on le verra déplier les pages saumon du Figaro…
Seconde scène. C’était il y a quelques jours, au moment où une vague de froid « déferlait » sur la ville. Soleil, températures glaciales mais pas (encore) de particules fines pour chatouiller la gorge. Déferler, vague, attaque polaire, loups qui traînent en Ile de France (si, si, des loups)… La radio matinale nous dit encore d’avoir peur, toujours et plus. La scène, donc. Le métro, pour ne pas changer. Une rame, ligne 6. On ne vous parlera pas des incivilités habituelles. L’abruti qui monte sans retirer son sac à dos et qui cogne tout le monde. Le gars assis, cuisses écartées, sans égard pour son voisin, ou, plus encore, sa voisine, comme s’il craignait pour ses attributs…
Non, l’histoire est celle de deux jeunes, certainement des étudiants. Les voici qui montent et restent debout, en soufflant dans leurs mains. J’en ai mal aux oreilles dit l’un. Je ne sors jamais son mon bonnet, répond l’autre en retirant le dit couvre-chef ce qui n’est pas vraiment une bonne idée parce que la ligne est aérienne et que le froid s’est engouffré dans la place et puis, seconde raison, parce que cet amas de laine bleue sera la cause du regrettable incident qui va suivre.
Le bonnet à la main, son propriétaire insiste. Tu as vu, il doublé de l’intérieur. C’est un mélange de fibre polaire et de plumes. C’est américain. Je l’ai acheté cet été dans le Montana. Il était soldé. Pas mal, dit l’autre comme à regret, mais tu t’es fait avoir. Mauvaise mine du porteur de bonnet. Comment ça ? Tu ne sais même pas combien je l’ai payé (soupçon d’irritation dans la voix). C’est un bonnet de femme, reprend l’autre. Jamais de la vie, s’énerve le propriétaire. Mais, si, c’est un truc de femme. Regarde les motifs. Des fleurs, des cœurs. C’est pour les nanas. Moi, ça m’ennuierait de porter ça.
Le jeune au bonnet encaisse. Il hausse les épaules et reste silencieux quelques secondes, sa main libre serrant plus fort la barre chromée. Puis, alors que le métro arrive du côté de la Tour Eifel, il lance, rageur : tu sais quoi, t’es qu’un connard ! C’est toujours la même chose avec toi. Tu ne peux pas supporter que les gens soient contents de ce qu’ils ont. Tu fais toujours des commentaires de ce genre. Ça va mieux maintenant que tu as débiné mon bonnet ? Tu te sens bien ? Tu te dis peut-être que je vais le jeter ? Un bonnet de fille, c’est tout ce que tu as trouvé ? Dommage pour toi parce que je vais continuer à le mettre juste pour te faire ch… Tu comprends ça, pauvre p… ?
La dernière insulte, relative à une inclinaison sexuelle précise, est celle de trop. Le jeune au bonnet n’a pas vu venir la gifle. Disons plutôt une « giflette » (employer le mot claquette aurait induit le lecteur en erreur même si, ouvrons une parenthèse, la claquette, autrement dit, le nu-pied, peut parfois servir d’arme de combat). Une giflette, donc, qui déclenche une belle empoignade et des cris dans la rame. Des voyageurs séparent les belligérants – gens de bonne volonté ou ayant une haute dose de lucidité et d’expérience puisque ce genre de mêlée peut pousser une âme sensible à tirer le signal d’alarme et à immobiliser le métro quelques vingt mètres au-dessus de la Seine.
Ces deux récits nous posent deux questions fondamentales. Premièrement, que faire quand on a payé pour un service qui devient soudain, et de manière certes temporaire, gratuit pour tout le monde ? Deuxièmement, le port d’un vêtement ne peut-il être conditionné que par le regard d’autrui ?