Une fois n’est pas coutume, il n’y a pas débat ou presque. Disons-le d’emblée, Le Caire Confidentiel, du réalisateur suédo-égyptien Tarik Saleh, est un film noir très réussi (1). En France et à l’étranger, la critique l’a reconnu de manière quasi unanime. C’est peut-être même la première fois qu’une fiction de ce type se déroulant au cœur du monde arabe – en Égypte, en l’occurrence –, et mettant en scène des personnages arabes, atteint une telle dimension universelle. On reviendra sur quelques imperfections de cette œuvre cinématographique qui fera date et sur les questions qu’elle peut poser, mais résumons d’abord l’intrigue.
Les faits se déroulent début 2011, moins de deux semaines avant le 25 janvier, jour traditionnel de la « fête de la police », que les activistes ont choisi pour organiser la première manifestation contre le régime du président Hosni Moubarak. Une chanteuse célèbre est retrouvée égorgée dans une chambre d’un grand palace international proche des berges du Nil.
La police conclut au suicide et veut vite classer l’affaire. Ripou parmi la masse de ripoux qui fraient au sein de la police égyptienne, l’inspecteur Nourredine Mostefa (excellent Fares Fares) n’est pas convaincu. En fouillant le portefeuille de la victime, et en subtilisant au passage l’argent qui s’y trouve, il découvre le reçu d’un photographe qui va le mettre sur la piste du vrai coupable, du moins du commanditaire de l’assassinat.
Il s’agit d’un puissant magnat de l’immobilier, membre et député du Parti national démocratique (PND), le parti présidentiel, et proche du fils du Raïs. Dès lors, on comprend que ses supérieurs intiment l’ordre à Mostefa d’abandonner son enquête. Mais ce dernier s’accroche. Et l’on assiste à une sorte de rédemption progressive d’un flic pourtant aussi corrompu que ses pairs.
Le film présente tous les ingrédients d’un bon thriller. De l’action, une intrigue avec ce qu’il faut de complication, de l’alcool, du tabac en permanence, des lieux sordides, des êtres en perdition, des hommes et des femmes au bas de l’échelle sociale (une migrante soudanaise est un témoin indirect du crime), une femme fatale (marocaine ou libanaise, on a du mal à l’identifier), un maître-chanteur veule et opiomane (tunisien) et une ribambelle de flics aussi pourris que tordus, certains n’hésitant pas à torturer – y compris l’un des leurs.
De toute évidence, le scénario est directement inspiré par une affaire qui fit grand bruit en Égypte et que l’on peut classer parmi les événements annonciateurs de la colère populaire de janvier 2011. Le 28 juillet 2008, la chanteuse et actrice libanaise Suzanne Tamim est retrouvée assassinée dans sa chambre d’hôtel à Dubaï (Émirats arabes unis).
L’enquête diligentée par les autorités locales et leurs homologues égyptiens conduits à l’arrestation de l’amant de la star. Il s’agit de Hicham Talaât Moustefa, un magnat de l’immobilier (tiens, tiens…), membre et député du PND – dont les manifestants brûleront le siège en février 2011 – et proche de « l’héritier » Gamal Moubarak. Il faut se souvenir qu’à l’époque, les chancelleries occidentales n’ont d’yeux que pour ce « réformateur » dont elles attendent avec impatience qu’il succède à son président de père. Las, le procès de Moustefa et de son homme de main, Mohsen Al-Sukkari, un ancien haut gradé de la police qui aurait touché deux millions de dollars pour supprimer Suzanne Tamim, nuit à deux reprises au régime égyptien.
D’abord, parce que les audiences révèlent la nature du système Moubarak, où la politique et les affaires font bon ménage. Un système où la corruption est omniprésente – ce que ne manque pas de rappeler le film de Tarek Saleh.
Un système où les institutions de l’État, y compris ses services de sécurité, sont « privatisées » pour le compte d’intérêts criminels – ce que Le Caire Confidentiel montre aussi (l’acteur franco-algérien Slimane Dazi joue à la perfection le rôle du tueur sobre et efficace).
Ensuite, parce que les deux condamnations à mort prononcées en février 2009 contre les deux compères sont annulées en mars 2010 par la Cour suprême du pays pour « vice de forme ». Stupéfaite, l’opinion publique égyptienne réalise alors que la justice des riches et la puissance de l’État profond existent bel et bien.
Un second procès condamne bien Mostefa à quinze ans de prison et Al-Sukkari à la perpétuité, mais le mal est fait. Pour des millions d’Égyptiens, l’assassinat de Suzanne Tamim n’a pas été équitablement puni.
Le Caire Confidentiel, qui aurait gagné en stature en conservant son vrai titre « The Nile Hilton Incident » plutôt que de proposer une référence appuyée au L.A. Confidential de James Ellroy, a donc pour toile de fond cette Égypte minée par la mafia, l’affairisme, la dictature et la violence. Le tour de force du réalisateur et de son directeur de la photographie Pierre Aïm est de nous faire croire que les images qui défilent ont été tournées au Caire, ce qui n’est pas le cas puisque les autorités égyptiennes ont refusé les autorisations de tournage (lequel a eu lieu au Maroc).
C’est là, toute la beauté du (bon) cinéma. On croit être au Caire. On jurerait reconnaître cette lumière opaque, cette pollution permanente et cette poussière qui salit les uniformes blancs de la police. Mais non, l’illusion est (presque) parfaite. Au début des années 2000, le réalisateur Ridley Scott avait réussi un tour de force comparable en tournant au Maroc La Chute du faucon noir (Black Hawk Down), censé se dérouler dans les rues de Mogadiscio en Somalie.
Pour autant, Le Caire Confidentiel n’est pas un film sur la révolution égyptienne. On regrette ainsi que le film ne restitue pas ces jours d’avant-Tahrir. Certes, on voit bien quelques étudiants être passés à la question par des policiers parce qu’ils ont appelé à un rassemblement populaire. Un chauffeur de taxi, dans une scène hilarante, dit bien tout le mal qu’il pense de cette police qui a tué et torturé un jeune à Alexandrie, avant de se reprendre quand il constate que son passager (l’inspecteur Mostefa) est un flic.
Mais, comme son héros, le film semble tout de même éloigné de ce qui fut une tension annonciatrice de grands chambardements. L’inspecteur Mostefa, est finalement un marginal qui découvre à peine Internet et ses réseaux sociaux quand tant d’autres y chassent le contact avec l’Occidentale. Il n’a en tête que son enquête et même sa télévision le coupe de la réalité nationale. Déglinguée, elle ne lui offre que des images de chaînes européennes quand, au même moment, tant de foyers égyptiens sont branchés en permanence sur Al-Jazzera pour suivre l’évolution de la révolution tunisienne et la fuite du président Zine El-Abidine Ben Ali.
Lui qui se douche avec un mince filet d’eau chez lui découvre que les salles de bain des riches ou leurs terrains de golfs sont bien mieux alimentés. Il prend conscience de cet autre monde. Est-ce cela qui le fait se rebiffer ? Est-ce le sort infligé aux migrants soudanais ? Est-ce le trop plein de bakchichs et d’histoires tordues ? On ne le sait pas vraiment.
En tous les cas, il n’est pas en phase avec les protestataires dans la rue ou même avec les forces de l’ordre qui se collettent avec la foule en colère mais qui jettent un regard noir aux policiers ayant ouvert le feu. À la fin du film (attention, « divulgachage »), Mostefa est même roué de coups par des manifestants, ce qui l’empêche de châtier l’un des vrais ripoux.
Étrange dénouement où ceux qui revendiquent la liberté, la dignité et le départ de Moubarak s’en prennent à un membre du système en passe de faire sécession voire d’incarner une autre Égypte. Un peu comme s’ils se trompaient d’adversaires. Un peu comme si la faute originelle de la révolution du 25 Janvier avait été d’avoir mal choisi son combat.
Note
(1) Le Caire Confidentiel, 136 minutes, thriller germano-dano-suédois écrit et réalisé par Tarik Saleh, sorti en 2017 au Festival du film de Sundance (États-Unis).