Aux « Amis du Nord qui pigent »

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Dans Americanah, son roman best-seller, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie raconte sa jeunesse au Nigeria puis son installation aux Etats-Unis où elle découvre l’importance, plus encore, la prégnance implacable de la question raciale. Témoin ces propos que tient Ifemelu, personnage principal et double de l’auteure, lors d’un dîner à New York où « les yeux embués par le vin et la victoire [de Barack Obama lors de l’élection présidentielle de 2008], un Blanc au crâne dégarni déclara : ‘Obama mettra fin au racisme dans ce pays’ ». Une déclaration approuvée par « une élégante poétesse haïtienne aux hanches imposantes. » mais qu’Ifemelu qualifie « de blague. »

Décidée à ne pas reprendre à son compte la rengaine bien-pensante et ô combien rassurante (et dilatoire) du « Quel Chemin Nous Avons Parcouru » (en matière d’égalité entre les races), la Nigériane met alors les pieds dans le plat : « Si vous dites que la race n’a jamais été un problème, c’est uniquement parce que vous souhaitez qu’il n’y ait pas de problème. Moi-même [Ifemelu] je ne me sentais pas noire, je ne suis devenue noire qu’en arrivant en Amérique. Quand vous êtes noire en Amérique et que vous tombez amoureuse d’un Blanc, la race ne compte pas tant que vous êtes seuls car il s’agit seulement de vous et de celui que vous aimez. Mais dès l’instant où vous mettez le pied dehors, la race compte. Seulement nous n’en parlons pas. Nous ne mentionnons même pas devant nos partenaires blancs les petites choses qui nous choquent et ce que nous voudrions qu’ils comprennent mieux, parce que nous craignons qu’ils jugent notre réaction exagérée ou nous trouvent trop sensibles. »

Toutes les minorités, où qu’elles soient, sont confrontées à ce genre de problème. Cela vaut, par exemple, pour les communautés d’origine maghrébine qui vivent en France. Il peut s’agir de racisme, d’inégalités sociales ou, c’est plus récent, d’islamophobie. Dans tous les cas, la tenue d’un discours protestataire, revendicatif, ou tout simplement intransigeant finit tôt ou tard par indisposer y compris dans les cercles les plus progressistes.

Il y a alors une sorte d’accord tacite pour en parler le moins possible et pour dompter une sensibilité que d’aucuns pourraient qualifier de sensiblerie. De même, et c’est un étrange paradoxe, en arrivant en France, on devient otage de soi-même et de ses origines. Impossible d’y échapper. Comme Ifemelu qui se découvre noire aux Etats Unis, et cela parce que la société américaine ne lui laisse pas le choix, on se découvre arabe, berbère, algérien, tunisien ou marocain en se confrontant aux lignes de failles qui minent la France.

Au milieu des années 1990, je venais à peine d’arriver à Paris et l’un de mes premiers articles était consacré aux nouvelles théories (ou modes…) du management. Interviewant un spécialiste de la question – vous savez, ces gens qui passent quelques semaines à Harvard et qui en reviennent avec la légitimité qui sied pour parler de ces choses – j’ai entendu mon interlocuteur me demander de but en blanc ce que je pensais de la question du voile à l’école. Quel avis peut-on avoir d’une question à laquelle on n’a jamais vraiment réfléchi… ? Que dire quand on n’a rien envie de dire ? Et, plus tard, comment faire quand, justement, on a fini par réfléchir à la question et que l’on sait qu’il y a neuf chances sur dix d’indisposer celui ou celle qui sollicite votre avis ?

L’Amérique blanche craint et stigmatise le « Nègre en colère ». La France, elle aussi, ne veut pas voir ses fils d’immigrés, ses arabo-berbères ou ses musulmans en colère. Ces derniers le savent et l’ont bien compris. Dans la manière d’aborder les questions qui fâchent- la colonisation et son legs en font partie -, il y a nombre de silences pesants, de non-dits assourdissants et d’évitements. Ce qui se dit dans l’entre-soi ne sort pas sauf à courir le risque de se parer des atours du radicalisé ou du contempteur infréquentable. Certains n’ont aucune peine à endosser et à assumer ce rôle. Cela leur vaut une marginalisation de fait. Voire, l’exclusion.

C’est en prenant conscience de ce qui précède que l’on peut comprendre l’importance du concept « d’ami blanc très spécial » tel que décrit par Adichie dans son roman. Elle y évoque, « un cadeau sans pareil pour le Nègre boutonné jusqu’au cou : L’Ami-blanc-qui-pige. » Et de poursuivre : « Malheureusement, il n’est pas aussi commun qu’on le souhaiterait, mais certains ont la chance de posséder cet ami blanc auquel il est inutile d’expliquer toutes ces conneries [sic]. Surtout, n’hésitez pas à le mettre au travail. Non seulement de tels amis pigent, mais ce sont de grands détecteurs de conneries et par conséquent ils savent parfaitement qu’ils peuvent dire sans problème des choses qui vous sont interdites. »

Je ne sais pas si l’on peut généraliser sans risque la notion d’« Ami-blanc-qui-pige ». J’avoue même que je suis mal-à-l’aise avec le mot « Blanc ». Par contre, je serais enclin à utiliser une variante plus politique : l’Ami du Nord qui pige. Colonisation, Palestine, inégalités en matière de développement, place de l’islam et des musulmans en Occident : de nombreux « Amis du Nord » s’expriment avec justesse et courage sur ces thèmes qui concernent directement les gens du Sud et leurs descendants.

Certains sont connus du grand public et ferraillent sans fin avec tout ce que le système médiatico-politique compte comme réactionnaires et autres racistes patentés (qui parfois s’ignorent, ou presque). D’autres Amis du Nord, sont anonymes. Avec un peu de chance, ils sont dans notre entourage direct. L’Ami qui saisit et nous supplée lors de telle ou telle discussion vaseuse sur le voile, la viande hallal ou le burkini… Et, pour paraphraser Adichie, saluons donc et remercions tous les Amis et Amies du Nord qui percutent et nous permettent des mutismes certes, bien confortables, mais ô combien reposants.

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