Dans les récits à hauteur d’homme à propos de l’immigration maghrébine en France, la figure de la mère est souvent marginale. On parle des pères, partis de leur pays pour offrir leurs bras à un pays où ils ont trimé dur. On évoque, de plus en plus souvent, car actualité oblige, les enfants qui ont grandi sur une terre que l’on continue, d’une manière ou d’une autre, à présenter comme n’étant pas la leur. Une terre à laquelle ils devraient sans cesse mériter de pouvoir appartenir…
Et puis, il y a ces mères dont on a du mal à imaginer les chocs du vécu. Le passage du bled, avec ses règles, ses lois, ses solidarités et ses contraintes, à l’inconnu, au violent. Au déracinement et au confinement. Ces mères sont présentes dans les discussions et les souvenirs. Rares sont celles qui sont « le » sujet même si l’on garde toujours en tête la partie qui leur est consacrées dans la trilogie « Mémoires d’immigrés » de Yamina Benguigui.
Le journaliste Nadir Dendoune a décidé de rendre hommage à sa mère (*). Un documentaire de cinquante-cinq minutes sous la forme d’un huis clos intimiste où prime la parole, en langue kabyle saupoudrée de quelques mots de français et d’arabe derja, d’une mère arrivée en France à la fin des années 1950.
Une Yemma emblématique de ces femmes de l’Algérie profonde, rurale, qui ont traversé la Méditerranée. Une vaillante, fière d’avoir élevé ses enfants dans un environnement inconnu, pour ne pas dire hostile, qu’elle a peu à peu assimilé. Faire la cuisine, sortir, aller dans les endroits où l’on trouve des vêtements pas trop chers mais corrects. En un mot, s’aventurer au dehors. C’est quelque chose qui a toujours fasciné le présent chroniqueur.
Comment des gens non-instruits (elle avoue continuer à essayer d’apprendre à lire) déploient des sommes d’efforts et d’imagination pour comprendre, déchiffrer et, surtout, apprivoiser l’inconnu. Souvenir de ce vieux tunisien, rencontré à la fin des années 1970 dans une station de métro. Un incident sur la ligne l’obligeait à prendre des correspondances inhabituelles, différentes du trajet routinier qu’il avait mémorisé. Mais il s’en sortait, notamment grâce aux couleurs des lignes et aux discussions précédentes avec d’autres immigrés.
Cuisine, vaisselle, nettoyage du sol (« une fois par semaine mais avant, quand il y avait les enfants, c’était une fois par jour »), café du matin ou de l’après-midi : on suit donc « Oum Nadir » dans son petit appartement, au son de l’incontournable Slimane Azem et de ses paroles sur l’exil et la nostalgie (« loin de toi [l’Algérie] je vieillis ») et au fil de digressions diverses où s’expriment l’humilité, la sérénité mais aussi une foi tranquille.
Si elle parle de ses prières à faire, c’est sans insistance. Face à un jeu télévisé, elle avoue en appeler au Créateur pour qu’il aide les candidats à l’emporter. « Fille de la montagne » où elle gardait les chèvres, elle évoque avec pudeur et retenue le retour impossible au pays brisé par les « corrompus ». Le pays où des terrains ont été achetés, où une maison a pourtant été construite, château en Kabylie où se projetaient les rêves d’un mari désormais en maison médicalisée.
Un époux et père ayant perdu la mémoire à qui elle rend visite tous les jours parce que, contrairement aux hommes à qui il arrive « d’abandonner leurs femmes », une épouse, selon elle, ne laisse pas tomber celui avec qui elle est liée depuis plus de soixante ans…
Retour impossible au pays, donc, et ces mots qui laissent songeurs. « Nous devons vivre sur la terre des Français. Que Dieu nous pardonne. » Quand elle est intériorisée, la sensation d’altérité est toujours plus forte que la satisfaction d’avoir pu construire quelque chose. Pour les enfants nés en France, la question de l’appartenance ne devrait pas se poser, mais pour leurs parents venus d’ailleurs, c’est une autre affaire. C’est ce qu’a d’ailleurs relevé Nadir Dendoune lors d’un débat après la projection de ce documentaire dans une salle du musée de l’immigration, affreux bâtiment (opinion subjective) dans le pur style Art déco construit, on ne cessera jamais de relever l’ironie de la chose, pour l’exposition coloniale de 1931.
Pour celles et ceux qui connaissent Dendoune et ses provocations sur les réseaux sociaux (il n’y a pas que ça, il y aussi de courageuses prises de positions et des engagements en faveur notamment de la Palestine), il y a un certain plaisir à entendre quelques saillies ironiques de la part de sa maman. Des yeux rieurs, un sourire espiègle et des « tu comprends ce que je viens de dire ? » Le fils se sent alors obligé d’affirmer qu’il comprend le kabyle.
Affirmation qui, allez savoir pourquoi, provoque quelques rires dans la salle... On aime aussi l’origine du titre du documentaire. Cela concerne l’Australie et les figues de barbarie, fruit incontournable dans l’imaginaire algérien, notamment kabyle, mais on n’en dira pas plus.
Si vous en avez l’occasion, prenez une heure et écoutez cette vieille dame parler. Car, finalement, c’est aussi une histoire de solitude que nous montre Nadir Dendoune. Une histoire de daronne, non, plutôt de chibaniya, un mot que l’on aimerait voir aussi connu que chibani, son masculin désormais entré dans le langage courant.