Gambit syrien

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A bien des égards, la situation en Syrie peut paraître des plus compliquées en raison de l’intervention de plusieurs forces extérieures à commencer par la Russie. Mais, une chose est certaine. Bachar al-Assad, quoiqu’en disent ses défenseurs et ses thuriféraires, est d’abord un criminel qui massacre son peuple. C’est le point de départ de toute réflexion, de toute approche de la question syrienne. Si l’on n’est pas d’accord sur ce point, il ne sert à rien de débattre ou de poursuivre la discussion. Je lis et j’entends régulièrement que l’homme, son régime et même son pays sont les victimes et qu’ils ont été agressés en premier. C’est faux. Il faut rappeler, encore et encore, que les premières manifestations en mars 2011 étaient pacifiques (salmiya) et que c’est le pouvoir d’Assad qui a œuvré à ce que la contestation soit confisquée par des groupes violents composés d’individus dangereux qu’il a lui-même relâché de ses propres prisons.

Assad, comme ce fut le cas pour son père, ou comme d’autres dictateurs, du monde arabe ou d’ailleurs, n’a guère de respect pour la vie humaine. Il applique même cette bonne vieille règle de la fin qui justifie les moyens ou celle, bien connue par les militaires, qui stipule qu’il n’existe pas d’opération neutre et qu’un pourcentage de victimes, y compris collatérales est inévitable. Il y a quelques années, le diplomate algérien Lakhdar Brahimi avait mis en garde Assad contre son jusqu’auboutisme et avait insisté sur le fait qu’il risquait, in fine, d’être forcé de quitter le pouvoir. « Alors, Damas brûlera » aurait répondu le président syrien. Autrement dit, peu importe que des centaines de milliers de Syriens soient morts et que près de 4 millions d’entre eux aient été jetés sur les routes de l’exil. Ce que veut Bachar, c’est durer et l’intervention russe lui permet cela. Pire, elle le pousse désormais à envisager l’impensable, c’est à dire la reconquête de tout le pays.

Parlons maintenant de la Russie. Evoquant l’intervention de l’aviation russe notamment dans le nord-ouest syrien, un diplomate occidental m’a fait la réflexion suivante : « il est étrange que les articles de presse sur l’action de la Russie en Syrie ne fassent presque jamais le lien avec ce qui se passe en Ukraine et avec l’augmentation massive de moyens humains et techniques que l’Otan vient de décider pour ses installations en Europe ». Et d’ajouter, en parlant du Secrétaire d’Etat américain John Kerry et du ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov : « croyez-vous vraiment qu’ils ne parlent que de la Syrie lorsqu’ils se rencontrent à Genève ? ». De fait, il est impossible de comprendre l’implication russe dans le théâtre syrien si l’on n’étend pas sa réflexion à l’Ukraine où le statu quo est de mise entre le gouvernement et les factions de l’est proches de Moscou. Impossible aussi de ne pas prendre en compte les sanctions européennes à l’encontre de la Russie. Des sanctions qui ont été non seulement maintenues mais alourdies.

Alors, la Russie fait-elle la guerre en Syrie parce qu’elle souhaite garder un allié au Proche-Orient et qu’elle refuse d’envisager de perdre l’accès à la base maritime de Tartous ? C’est certain. Mais on peut aussi se dire qu’elle intervient contre les opposants à Assad parce qu’elle ne peut mener de guerre aussi ouverte en Ukraine. En clair, parmi les éléments qui pourraient modifier la donne concernant la question syrienne, c’est qu’un « effort » occidental, donc des concessions, sur le dossier ukrainien pourrait modifier la donne et le rapport de forces en Syrie. Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans le piège du raccourci mais on peut aussi estimer que c’est la confrontation Occident-Russie en Ukraine qui est, d’une certaine manière, responsable de la prolongation des malheurs du peuple syrien (sans l’intervention de Moscou, le régime d’Assad serait tombé depuis bien longtemps). Pour reprendre un terme d’échec, la stratégie de Poutine est donc de proposer un « gambit », soit le sacrifice d’une pièce à ses rivaux de l’ouest. Offensive à tout va en Syrie, usage d’une force disproportionnée, escalade possible avec la Turquie : tout cela force les membres de l’Otan, Etats Unis en tête à réfléchir à ce qu’il pourraient abandonner. Selon le diplomate évoqué précédemment, Vladimir Poutine entend d’abord réinstaurer l’équilibre antérieur à ses frontières avec une Ukraine qui reviendrait dans son giron et une Crimée dont l’annexion serait reconnue par la communauté internationale. Et tant qu’il n’obtiendra pas cela, il continuera à durcir l’épreuve de force en Syrie.

La notion de gambit s’applique aussi aux Etats Unis qui, obnubilés par la volonté d’arriver à une normalisation avec l’Iran, y regardent à deux fois quant à toute initiative contre Assad, l’allié de Téhéran. Cela explique en partie les atermoiements de l’administration Obama à chaque fois qu’une opération d’envergure est envisagée contre le régime du président syrien. S’il y a une unanimité, même de façade, pour réduire l’Organisation de l’Etat islamique (OEI), la donne change dès qu’il s’agit de Damas. Cela ne signifie pas qu’Assad peut espérer durer encore des années. Mais, pour quelqu’un dont on disait qu’il tomberait très vite, le fait d’avoir gagné cinq années de survie est déjà un grand miracle. Et il sait que le peuple qu’il est en train de détruire, ce peuple qui est finalement l’objet du grand gambit car sacrifié pour la survie du régime, continuera de faire les frais de calculs diplomatiques qui n’ont rien à voir avec la Syrie.


*Akram Belkaïd, journaliste indépendant, travaille avec « Le Quotidien d’Oran », « Afrique Magazine », « Géo » et « Le Monde Diplomatique ».

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