Considérations sur une transition en cours

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Il y a cinq ans, le monde arabe vivait une période d’une intensité rare, marquée par un réel optimisme. Après des décennies d’immobilisme, de renoncements, et, disons-le, de désespoirs et de déceptions diverses, cette région du monde semblait être entrée dans l’ère des possibles. Des nouveaux possibles. Tout d’un coup, elle n’était plus cette zone dont les médias faisaient l’écho de son actualité négative quand elle n’était pas tout simplement sanglante.

Soudain, le monde arabe entendait vouloir rejoindre la marche en avant de la planète, s’insérant dans la quête du mieux-être et de l’émancipation générale. A cette époque, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali avait fui la Tunisie et son régime s’était effondré. En Egypte, le président Moubarak avait passé la main après plusieurs semaines de contestation. Partout, les mots d’ordre étaient les mêmes : « le peuple veut la chute du régime » ou bien encore « pain, liberté et dignité ».

Certes, l’optimisme d’alors n’était pas béat. Pour les observateurs parmi les plus attentifs, parmi ceux qui suivaient de près les prémisses de ce printemps – je pense notamment aux mouvements de contestation sociale en Egypte et en Tunisie entre 2005 et 2010 – pour ces observateurs donc, il était évident que le plus difficile commençait. Le caractère hétérogène des régimes et des sociétés arabes indiquait que ce qui triompherait ici, serait perdant là-bas. Nous savions, par exemple, que les choses ne seraient pas faciles en Libye, pays sans institutions solides et dont la société civile était alors embryonnaire.

Nous savions aussi que le régime syrien ne cèderait pas facilement et qu’il était capable d’employer toutes les méthodes, je dis bien toutes les méthodes, pour ne pas céder à la pression, pacifique, de la rue.

Nous savions que l’armée égyptienne pourrait siffler la fin de la récréation à tout moment. Nous n’ignorions pas que les régimes réactionnaires et ultraconservateurs de la péninsule arabique feraient tout pour pervertir ces mouvements et empêcher l’idéal démocratique de se diffuser. La répression aveugle des manifestants à Bahreïn, ceux-là même qui se réunissaient à la désormais disparue Place de la Perle, l’a bien montré. Le Printemps à peine bourgeonnant était déjà combattu par la violence et les intimidations.

Aujourd’hui, il est de bon ton de railler le Printemps arabe. Il est de bon ton de lui substituer l’expression d’« Hiver arabe ». Le constat est terrible : Une Syrie à feu et à sang, une Libye divisée, une Egypte qui a repris le chemin de l’autoritarisme et, disons-le, de la dictature. Un Yémen, ce pays parmi les plus pauvres de la planète, divisé lui aussi et soumis à une intervention militaire étrangère, en l’occurrence celle de l’Arabie Saoudite et de ses alliés. Le panorama est effectivement sombre.

Il incite effectivement au pessimisme. Il donne corps aux discours révisionnistes qui nous expliquent que les événements de 2011 étaient une folie voire un complot. Que cela a conduit à une régression terrible. Alors que l’on se demande si une nouvelle intervention étrangère ne va pas avoir lieu en Libye pour déloger les groupes liés à l’Organisation de l’Etat islamique, l’état actuel du monde arabe inquiète à un tel point que des voix se font entendre, y compris dans les pays concernés, pour nous expliquer que, finalement, cette région n’est peut-être pas faite pour la démocratie. Qu’il faut attendre encore, le temps de longues mutations des sociétés concernées.

Bien sûr, il y a l’exception tunisienne. Aussi imparfaite soit-elle, l’expérience de ce pays démontre que tout n’est pas à jeter dans le bilan de 2011. J’y reviendrai car je pense qu’il n’est pas opportun de contester les jugements négatifs lapidaires à l’encontre de l’ensemble du Printemps arabe par la mise en avant d’un seul contre-exemple. Certes, ce dernier compte beaucoup mais il est nécessaire d’élargir le raisonnement.

Revenons donc à 2011 et rappelons-nous ceci. Tous les pays arabes, tous, ont été touchés par la contestation. Tous ont connu, bien entendu à des degrés divers, des revendications de mieux-être, des demandes de réforme, de libéralisation de la vie politique et aussi de la vie économique. Faut-il donc oublier ces manifestations ? Ces emballements citoyens ? Peut-on sérieusement penser que l’aspiration à la démocratie, à ce que j’ai appelé le droit aux droits les plus élémentaires – en arabe « el-haq lil houqouq »-, a disparu ? Oui, la guerre défigure de nombreux pays arabes. Le terrorisme sévit et engendre la peur de l’avenir. Mais le regard sur 2011 ne doit pas être dénaturé.

L’Histoire n’est pas une connexion internet à haut débit. Elle est un long processus fait d’avancées, de ruptures et de régressions. 2011 n’a été que le début, ou peut-être une nouvelle étape dans la transition des pays arabes. Il est donc nécessaire de restituer cette perspective et partir du principe que nous sommes toujours dans cette transition. Et se convaincre que les causes qui ont préparé 2011 sont toujours présentes malgré les situations d’urgence que font naître les conflits.

Nous venons de le voir en Syrie où, dans des villes et des villages, à peine le cessez-le-feu entériné, des gens sont sortis dans les rues pour réclamer le départ du régime. La liberté, la dignité, le droit aux droits, tout cela continuera à être revendiqué tout comme les espérances du printemps des peuples européens de 1848 ont continué à être portées malgré les échecs et les revers.

Si l’on considère que le monde arabe est toujours dans une période de transition, alors cela change le jugement et cela incite à regarder vers l’avenir. Et c’est là que la Tunisie peut être une source d’inspiration. Ce pays nous a montré que, dans la période qui suit l’effondrement d’un régime, il est absolument indispensable de bâtir des consensus politiques. Nous le savons tous, ce qui fait figure d’obstacle majeur à la démocratisation du monde arabe, outre la nature dictatoriale des régimes, c’est la présence de l’islamisme comme force politique principale ou, en tous les cas, comme force incontournable. Celles et ceux qui pensent que l’on peut éradiquer cette force se trompent. Ou en tous les cas, ils doivent être conscients que cela signifie de longues années de guerre civile, de peines et de destructions. Et, au final, même si elles s’achèvent un vainqueur et un vaincu, nous savons que les guerres civiles ne règlent rien.

Les Tunisiens, vaille que vaille, ont pu conclure un « compromis historique ». Cela n’enchante pas les opposants au parti Ennahdha. Cela n’enchante pas aussi la base de ce parti. Mais le fait est que c’est ainsi que se bâtissent les transitions. Par la négociation et le compromis. La Tunisie est aussi un exemple parce qu’elle a montré aux islamistes d’autres pays qu’il est nécessaire pour eux d’accepter l’idée qu’ils ne pourront jamais diriger un pays contre le reste de leur société. Que cela mènera fatalement à l’affrontement et à un retour, d’une manière ou d’une autre, à la dictature. La leur ou celle de leurs opposants.

Ainsi, on est en droit de dénoncer le coup d’Etat mené contre le président égyptien Morsi. Mais on est aussi en droit de déplorer son comportement autoritaire après avoir été élu. Les démocrates, les partisans d’un Etat civil ou laïc, ne sont pas les seuls à devoir tirer les leçons de 2011 et de ce qui a suivi. Cela vaut aussi pour les partis religieux.

Si nous voulons contribuer, d’une manière ou d’une autre, à ce que le prochain printemps arabe, car il y en aura d’autres cela est certain, atteigne son but. Il faudra donc œuvrer à diffuser l’idée que tout passe par le consensus et le compromis. Que des pays qui n’ont pas encore de tradition démocratique doivent admettre l’idée qu’il est obligatoire de passer par une phase de transition où l’essentiel est préservé.

Enfin, et pour finir, il ne peut y avoir de transition réelle sans l’existence d’une société civile capable de se substituer aux forces politiques ou d’inciter ces dernières à s’entendre. Cela signifie qu’aider les sociétés civiles arabes n’est pas une cause vouée à l’échec ou une perte de temps.

Par les temps qui courent, et malgré l’autoritarisme ambiant, c’est même l’une des priorités y compris pour les diasporas et pour la communauté internationale.


(*) Ce texte a été présenté par l’auteur en ouverture du symposium d’AfricAvenir consacré au monde arabe (Berlin, 7 avril).

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