Tout le village, de la palmeraie jusqu’aux nouveaux quartiers, a compris que quelque chose d’important se tramait. Le maire affichait un visage soucieux. On le voyait palabrer avec quelques anciens, la tête rentrée dans ses épaules. Un matin, des camions sont venus par la route du nord. Houspillés par les soldats, des hommes au crâne rasé, le corps flottant dans des uniformes rayés, ont ramassé les détritus et lavé la place. Avant même que n’arrivent les peintres chargés de chauler nos masures et le tronc des arbres, la rumeur s’est propagée à la vitesse d’un feu d’été. Le Raïs, notre bien-aimé Guide, notre Vastitude éclairée allait nous rendre visite.
La nouvelle fut accueillie avec crainte et excitation. Nous savions, depuis notre première année à l’école primaire, que notre président entreprenait à chaque automne un périple de plusieurs semaines à travers le pays. Visitant villes et villages, douars et lieux-dits, il s’enquerrait des besoins et des attentes de son peuple. Ici, il offrait un puit. Là, il ordonnait que la route soit enfin goudronnée.
Le conseil du village se réunit, ses membres louant Le Plus Haut pour cette bénédiction. Les anciens discutèrent longtemps, se demandant ce qu’il conviendrait de demander. Un éclairage des rues, proposèrent les uns. Un dispensaire, suggérèrent les autres. Certains, plus jeunes, mentionnèrent internet et la fibre optique mais sans trop insister.
Au final, il fut convenu que l’on demanderait des poteaux électriques et une nouvelle pompe pour amener l’eau de la rivière au lavoir. Avant de se séparer, on réalisa que l’essentiel avait été oublié. Qu’allait-on offrir au Zaïm, héros de la nation ? Le maître d’école fut chargé de composer un poème, ni trop long ni trop court, à la gloire de ses exploits militaires. Puis, on décida que le grand dirigeant recevrait un quintal de dattes, une jarre de lait de chamelle et un burnous payé par tous les hommes valides du village.
Vint le grand jour. Le Raïs et son cortège déboulèrent en début d’après-midi dans un tourbillon de poussière. On chargea les pétoires et l’on tira en l’air. Puis, les jeunes hommes, chemise blanche, pantalon bouffant et bottes cirées se mirent en rang et dansèrent, épaules contre épaules, pieds levés, front haut mais l’œil parfois trop inquiet.
Des maisons, les jeunes filles lancèrent des youyous et leurs mères multiplièrent bénédictions et louanges. Enfin, l’instituteur lut son poème, la voix chevrotante et les mains tremblantes, se reprenant à quelques reprises, se trompant de feuillet avant de clore sa déclamation dans un bref soupir suspendu. Le village retint son souffle, on entendait au loin le grondement du tonnerre. Mais le Raïs sourit en applaudissant. Puis il dit :
« Votre accueil m’émeut et ma gratitude pour vous est sans fin. Comme vous le savez, je suis ici pour entendre vos doléances et régler vos problèmes. Vous le méritez car nombre de vos enfants sont tombés pour la grande victoire. Alors, n’ayez crainte. Soyez honnêtes et sincères. Evoquez vos griefs, résumez vos peines. N’ayez peur de personne car le temps où la parole menait au gourdin est terminé. Parlez ! » Le chef du village s’est dodeliné mais au moment où il allait prendre la parole, mon ami Hassan l’a devancé.
Avant d’aller plus loin, il faut que je vous parle de lui. Diplômé mais sans emploi, il est rentré de la ville pour travailler aux champs avec son père. Pas un jour ne passe sans qu’il nous conte sa vie d’antan et sans qu’il ne maudisse les briseurs de rêves. Le front haut et l’œil noir, Hassan a dit :
« Excellence, mes aînés ici, te parleront de la lumière qui manque à nos rues quand tombe la nuit. Ils mentionneront aussi la vieille pompe qu’il nous faut sans cesse réparer. Pour ma part, mes doléances sont plus nombreuses. Excellence, je suis désolé, mais où est le pain ? Où est le lait ? Où sont les toits promis ? Excellence, nous attendons encore les emplois. Nous ne cessons d’espérer cette médecine gratuite promise aux plus humbles. Excellence, la vérité est ainsi, cruelle et impitoyable : nous n’avons rien vu de tout cela. Que l’on me pardonne mon propos, mais je viens de parler avec sincérité et honnêteté. »
La surprise a marqué le visage du Raïs. Ceux qui étaient au premier rang, jurent l’avoir vu écraser quelques larmes échappées de ses yeux. Avec tristesse, le ton solennel, il s’est adressé à Hassan et aux anciens du village qui gardaient les yeux rivés à leurs sandales. « Vous aurez les réverbères les plus puissants du pays et, de nuit, vos rues sembleront baigner dans un soleil de midi. Nos ingénieurs viendront remplacer votre pompe et la nouvelle aspirera l’eau par vagues entières. Je suis triste. Oh oui, je suis triste. Mon corps se consume de honte. Tous ces manques continuent donc d’affecter mon si beau pays ? Merci pour ton honnêteté, mon fils. Tu viens de me rappeler que ma mission est loin d’être terminée. Mais soyez sans crainte, demain vous apportera de belles réponses. »
Le cortège est reparti alors que l’orage éclatait. Quelques anciens ont interpellé Hassan, les uns pour le féliciter, d’autres pour le chapitrer. On parla encore de cette journée pendant quelques semaines puis les travaux de la terre exigèrent leur dû et la vie reprit son cours normal.
Un an passa. On nous annonça que le Raïs nous rendrait de nouveau visite. Le maire fut chargé une nouvelle fois de présenter nos doléances. Les jeunes répétèrent leur danse et l’instituteur écrivit un poème plus long que le précédent.
Vint le jour de la visite. « Parlez sans crainte, dit le Raïs. Le temps où la langue menait au gourdin est bel et bien révolu. » Alors, avant même que le chef du village ne prenne la parole, j’ai levé le bras et lancé : « Excellence. Nous te remercions pour le réverbère au milieu du village. Lorsqu’il sera raccordé au réseau, il nous offrira de belles veillées d’été. Je laisse le soin au chef de notre village de t’entretenir de notre vielle pompe que des ingénieurs sont venu prendre sans jamais nous la rendre ou la remplacer. Pour ma part, j’ai quelques doléances. Je suis désolé, mais où est le lait ? Où est le pain ? Où sont les toit promis ? Les soins gratuits et les emplois ? Mais… Pardon Excellence car je m’égare. A dire vrai, je n’avais qu’une seule question à te poser : où est passé mon ami Hassan ? »
(*) Cette chronique est directement et librement inspirée du poème « Où est mon ami Hassan ? » de l’Irakien Ahmad Matar.