Arrive un moment où n’importe quel membre de la diaspora algérienne se pose la question suivante : suis-je désormais d’ici, comprendre le pays d’accueil, ou suis-je toujours et encore de là-bas, autrement dit le bled ? Il ne faut pas se tromper, ce genre de questionnement vient très vite. Il n’attend pas que l’on passe deux décennies de l’autre côté de la Méditerranée, de l’Atlantique ou de la mer Rouge pour venir tourmenter l’esprit.
En cette ère d’omniprésence des réseaux sociaux, l’actualité algérienne est un puissant catalyseur et stimule ces réflexions insistantes. Les petites habitudes que l’on prend, la fluidité quotidienne dans les transports, les démarches administratives ou tout simplement le travail ((fluidité certes relative mais réelle en comparaison de la réalité algérienne) contribuent aussi à renforcer la part de l’ancrage dans le sol éloigné en opposition à la nostalgie, le sentiment d’exil, le désarroi face à la montée de l’islamophobie et de l’extrême-droite, autant de sentiments qui entretiennent la possibilité, fut-elle encore hypothétique, d’un retour à la terre natale.
La fin de l’été et la rentrée, avec ses tensions et ses éteignements de passion, de vigueur ou de sérénité, est une période propice à ce genre d’introspection. Cela vaut pour nombre d’Algériens qui ont passé une partie de leurs vacances au pays. Et cette année, il se passe quelque chose d’étrange. De mémoire de zmigri, je n’ai jamais assisté à un tel désenchantement, à une telle fatigue morale. D’habitude, dans le large cercle d’amis et de relations algériennes, début septembre est l’occasion de parler du bled, de faire l’inventaire de ce qui va et de ce qui ne va pas, de partager quelques bons et rares produits venus de là-bas.
Cette fois-ci, l’accablement est presque général. Certes, quelques-uns s’en sont retournés le cœur gros et la larme facile, abandonnant les leurs, la plage de Tichy ou d’Azzefoune, regrettant déjà les veillées familiales dans quelques villages surplombant la vallée de la Soummam. Mais à dire vrai, la majorité s’en est revenue morose d’Alger, Oran, Batna ou Annaba, certains jurant que l’année prochaine, ils ne se feront plus avoir, qu’ils iront ailleurs, en Turquie, en Tunisie ou en Croatie, histoire de se détendre vraiment et de ne pas reprendre le chemin du travail avec le cafard. Bref, un été rugueux.
Un ami, ancien camarade de lycée, me parle d’un été comparable à celui de 1988, prélude aux émeutes d’Octobre. Deux mois d’ennui, de canicule, de feux de forêts, de rumeurs à propos d’une rentrée sociale et politique de tous les dangers. Un été d’augmentation de prix, de plages bondées et « gourbisées ».
Un autre, n’a pas aimé les dernières semaines, les moutons partout, dans les rares espaces verts de la capitale, dans les balcons. Une capitale où le manque d’hygiène et de civisme semble être devenu la norme. Et ne parlons pas de ces derniers jours marqués par un abattement général qui ne peut s’expliquer uniquement par l’élimination de l’équipe nationale de football ou par le spleen post-bombances de l’Aïd.
Bref, retour avec un « digôutage » total. Il faut bien sûr se garder de faire la moindre analyse générale mais ce désenchantement, parfois cette colère, est un signal faible à prendre en compte. Il dit, d’une certaine manière, même s’il n’y a rien de nouveau à ce sujet, que la situation au pays n’est pas bonne, qu’elle empire même.
Dans les familles, l’argent commence à se faire rare, les jeunes veulent partir, et le sentiment d’impuissance et de gâchis fait partie des récits de vacances. « A partir de janvier, je commence à compter les jours en attendant l’été. Une fois sur place, je compte les jours, effrayée à l’idée que mon vol retour soit annulé ou décalé » me confie avec un brin d’amertume une professeure des écoles, pourtant wanetoutriste jusqu’au bout des ongles. Et de noter que le premier article qu’elle a lu en rentrant en France concernait « quelque chose comme les dangers du communautarisme musulman. »
En clair, on rentre de là-bas un peu (ou très) malheureux et, ici, il ne faut guère de temps pour se prendre la réalité en face. Dans le quotidien Libération un éditorial plutôt bien inspiré (« Obsession islam », 5 septembre), Laurent Joffrin évoque avec un beau rappel littéraire, l’omniprésence médiatico-islamophobe des Finkielkraut, Bruckner, Ferry et Zemmour, rejoints depuis quelques temps par Jacques Julliard (qui tombe enfin le masque) : « La Toinette de Molière, se moquant des médecins, répondait invariablement : ‘le poumon !’ au malade imaginaire. Considérant les maux qui affectent la France, ces Diafoirus de l’identité n’ont qu’un seul diagnostic : ‘les musulmans !’ »
Grâce à Macron et à ses « réformes », la rentrée sociale s’annonce très tendue. Dans ces circonstances, toute diversion médiatique sera la bienvenue. Gageons que les dits Diafoirus et leurs compères vont encore sévir (il se trouvera bien un thème d’actualité pour le donner du grain à moudre). Et ainsi, à l’accablement « made in bled » s’ajoutera le ras le bol (et l’inquiétude qui va avec) du « made in Hexagone. » De quoi perturber la réflexion laquelle aboutit à une bien étrange conclusion : où trouver mieux qui’ici ou là-bas ?