Du bonheur

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Qui est heureux en ce début d’année ? Cette question, d’apparence anodine, ouvre la voie à de multiples réflexions. Et la première d’entre elles consiste à se demander ce qu’est le bonheur. Le sujet n’est pas simplement affaire de philosophes et d’élèves de Terminale. Les économistes s’en mêlent depuis longtemps, peut-être parce que leur discipline fut très tôt surnommée la « science triste (ou lugubre) » (dismal science) par l’historien et écrivain écossais Thomas Carlyle (1795-1881).

Répondant à mes bons vœux de début d’année, un économiste me dit qu’il ne faut souhaiter aux gens que ce qui ne s’achète pas. Et selon lui, le bonheur en fait partie. Et les recherches en économie confortent cette thèse même si l’on a tous en tête le fameux adage selon lequel l’argent contribue tout de même au bonheur à défaut de le créer.

Car bénéficier de hauts niveaux de revenus ne signifie pas forcément une félicité permanente. Loin de là. La nature humaine fait que, souvent, toute amélioration du statut social n’a que des effets temporaires. Le mécanisme est simple, on s’habitue vite à sa nouvelle situation - les revenus anciens ne sont plus qu’un souvenir - et, dès lors, on a surtout tendance à la comparer avec d’autres cas jugés équivalents ou meilleurs. Bref, on voulait plus pour soi puis vient le moment où l’on veut plus que les autres. Et ainsi de suite…

Les réseaux sociaux, et notamment Facebook et Instagram, sont le terrain idéal pour observer une variante de ce genre de comportement. Exemple : une photo publiée à partir d’une île paradisiaque sert ainsi deux objectifs : d’abord, se rassurer en affichant un signe extérieur de réussite. « Je suis là, c’est cher, j’ai réussi donc je suis heureux… ». Signifier ensuite à la « concurrence » (proches ou inconnus) qu’elle a fort à faire pour se mettre à niveau : « alors, qui est capable de faire autant ou mieux ? ».

On se demande souvent pourquoi les traders boursiers vont si loin en matière de prise de risques et de recherche du gain. Au-delà des thèses habituelles sur l’addiction à l’adrénaline, l’une des explications est la recherche du plus haut bonus possible. Et à quoi sert le bonus ? A acquérir ce que le collègue, et rival, du floor possède déjà, ne possède pas ou envisage de posséder.

Et cette quête dans le dépassement du rival (ou supposé tel) peut vraiment créer l’affliction d’autrui. En août 2013, une étude publiée dans la revue scientifique PLOS affirmait que le réseau social Facebook rend ses utilisateurs malheureux. Plus son usage est important plus le degré de satisfaction dans la vie décline…

Andrew Oswald, économiste à l’université de Warwick proposait au milieu des années 2000 de taxer la consommation ostentatoire réservée à une minorité de riches ou de revenus aisés afin d’accroître le bonheur collectif d’un peuple.

On ne définit pas la jalousie ou l’envie par des équations mais il est intéressant de relever que, pour ce chercheur, ces deux sentiments négatifs sont à la base de toute réflexion sur le bonheur. Qui sait, peut-être faudra-t-il un jour taxer les internautes qui ne cessent de publier des posts illustrant leur réussite matérielle, qu’elle soit réelle ou mise en scène.

Plus sérieusement, il est impossible de favoriser un bonheur collectif dans un contexte d’aggravation des inégalités et d’augmentation des écarts entre revenus. C’est la spirale dans laquelle de nombreux pays sont engagés. A celles et ceux qui s’en sortent et dont le bonheur est plus ou moins affecté par la situation, il est proposé de compenser cela en agissant via la charité mais sans remettre en cause un système structurellement inégalitaire.

Mais revenons à la question de départ et réduisons le champ de l’interrogation à l’Algérie, du moins à une partie de sa société, plus précisément les classes moyennes ou ce qu’il en reste aujourd’hui. Signifions au lecteur qu’il ne s’agit ici que d’impressions et d’observations éparses et que l’affaire mérite une plus ample enquête sociologique de terrain.

Dans ce pays malheureux, le bonheur est affaire de limitation, de restriction et de huis clos. Dans un contexte social extrêmement difficile, le bien-être est question de limitation au maximum des rapports avec l’extérieur. Un repli (tactique) sur un périmètre réduit, connu et maîtrisé.

Un repas entre amis, une ville, toujours la même que l’on ne cesse d’arpenter, une virée à Timimoun, l’intégrale d’une série visionnée en un week-end, un bon livre, sont certainement des moyens universels pour alléger la charge mentale des uns et des autres.

Mais en Algérie, cela prend une autre dimension. Dans un contexte où tout le monde, responsables compris, a des critiques à faire entendre, on se dit que le bonheur consiste alors à créer un sas entre soi et le réel état du pays. C’est vivre en s’aménageant quelques ilots de plénitude en ignorant, ou en feignant de le faire, le panorama général.

C’est faire siens, en les adaptant, les mots de Beckett dans « Fin de partie » : Vous êtes en Algérie, c’est sans remède (« Vous êtes sur terre, c’est sans remède » dans la version originale). A suivre… et bonne et heureuse année aux lecteurs et à toute l’équipe des Semeurs.

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