Mi-juillet, sur un grand boulevard parisien où la circulation très dense est à sens unique. Une berline noire, à l’arrêt comme les autres véhicules, émet soudain une lueur bleue à travers sa calandre et sa sirène stridente, à l’américaine, fait sursauter les passants.
La voiture aux vitres teintées s’engage alors dans un couloir réservé aux bus et poursuit sa route à vitesse visiblement supérieure aux cinquante kilomètres autorisés en agglomération. La police ? Un ministre ? Un député ? Allez savoir. Une urgence ? Peut-être que oui. Mais… peut-être que non.
Un pays comme l’Italie a déjà connu cela. Je parle de ce contexte qui suit une période de tension et de drames, comme la France en a subi ces dernières années et comme son voisin transalpin en a enduré durant les années 1970 et 1980. Quand la violence a sévi, quand elle menace encore, cela ouvre la voie à tous les excès y compris de la part des fonctionnaires et autres employés censés servir le bien public.
En Italie, les berlines blindées fendant l’air à toute vitesse au mépris de la sécurité des piétons et des autres automobilistes ont longtemps fait jaser. Les restrictions budgétaires et le retour au calme ont peu à peu fait disparaître ce genre de comportement.
En France, à une situation déjà établie de privilèges florissants pour celles et ceux qui « en sont » s’ajoutent donc les inévitables petits arrangements avec l’exemplarité et le respect dû par tous à la loi. Car ce qui frappe dans l’affaire dite Benalla, du nom de ce proche collaborateur du président Emmanuel Macron, c’est que le point de départ est lié à des violences policières ou, du moins, à des violences que l’on pensait le fait de policiers en civil à l’encontre de deux jeunes manifestants le 1er mai dernier. Avant même de s’intéresser à celui dont le sort fait trembler la macronie, c’est cela qu’il faut avoir en tête.
Les habitants des quartiers ou les syndicalistes le savent depuis longtemps. Des violences policières, il y en a toujours eu et il y en a encore. Mais là, c’est tout le monde qui s’habitue peu à peu à l’idée que les forces de l’ordre ont « buffet ouvert » ou presque en raison du contexte particulier engendré par les attentats et les attaques terroristes.
Question simple : combien de « bavures » médiatisées ces deux dernières années (pour ne parler que d’elles) et combien de poursuites effectives… Faire remarquer à des agents qu’ils font mal au vendeur (asiatique) de fruits à la sauvette qu’ils sont en train d’interpeller (à quatre), c’est s’entendre dire (expérience vécue par le présent chroniqueur) « vous voulez l’accompagner ? ». Ce n’était pas « laissez-nous faire notre ‘‘travail’’ » ou « de quoi vous mêlez-vous ? », c’était, pour résumer, si tu l’ouvres encore, on t’embarque aussi.
Revenons maintenant à Benalla. Les témoignages se multiplient et indiquent que ce « lieutenant-colonel de gendarmerie de réserve » était omniprésent dans tout ce qui touchait aux questions de la sécurité présidentielle et au-delà. Sans l’être vraiment, sans en avoir le statut officiel, sans avoir fait les études pour cela, sans avoir été entraîné, l’homme se comportait, c’est selon, comme un super-flic, un super-agent, un militaire d’élite ou un spécialiste de la protection rapprochée. Mieux, il en imposait à tous ces personnels (ce qui a vraisemblablement conduit à sa perte).
Ce genre de profil est assez fréquent sous des latitudes plus méridionales. En Algérie, la profession journalistique a vu apparaître des énergumènes inclassables au début des années 1990. Détenteurs d’un port d’arme, mettant en avant de hautes relations, ils, et parfois elles, étaient bien plus intéressées par le fait d’étoffer leur carnet d’adresse dans les sphères du pouvoir et de l’appareil sécuritaire que de pondre le même nombre de feuillets réclamés à leurs confrères.
Des gens fascinés par le muscle, l’ordre et l’usage de la violence légitime (celle de l’État). Quand je pense à Benalla, à ses activités diverses et interlopes mais aussi à son agitation effrénée, c’est le terme algérien de « srabssi » qui me vient à l’esprit. Ce mot vient de « services » (de sécurité). Cela ne veut pas dire que celui qui est affublé d’une telle étiquette en fait partie. Non, c’est juste qu’il gravite autour d’eux, cherchant ou prétendant les servir sans qu’il ne soit possible de connaître la réalité exacte.
Pour qui a couvert, même de manière brève l’actualité élyséenne, l’honnêteté commande de dire que tout ce bruit n’est pas surprenant. Des Benalla, il y en a toujours eu. Certes, peut-être étaient-ils moins voyants, moins exubérants et, bien sûr car ce n’est pas négligeable non plus, moins typés.
Des gars qui vous tutoyaient d’emblée, vous offrant quelques infos, vous assurant qu’ils en savaient bien plus que tel ou tel ministre, laissant entendre qu’ils étaient au cœur de l’action, qu’elle soit au grand jour ou qu’il s’agisse de celle de l’ombre, et se permettant très vite de vous mettre en garde contre cette idée d’article qui vous trottait dans la tête. Copinage, familiarité, petits services offerts, la nasse habituelle qui neutralise les journalistes…
La France n’est pas un pays scandinave où l’éthique du service dû à l’État et aux citoyens impose des règles de comportement implacables (ne soyons pas naïfs, il arrive aussi qu’elles soient violées en Suède ou, plus encore, en Norvège). Ce n’est pas non plus (pas encore ?) un pays du tiers-monde puisqu’il existe, vaille que vaille, des mécanismes de régulation, de contrôle et d’enquête.
Mais l’affaire Benalla est un indicateur fort de l’existence d’une certaine confusion dans les rouages de l’État français. Une confusion que, pour ma part, je ferai remonter aux premiers temps de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007, période haute en couleurs dont la France semble avoir du mal à se remettre.
On ne sait pas jusqu’où cette affaire va aller. Ce qui est certain, c’est que le bal des « éléments de langage » a commencé. Les fusibles sont prêts à sauter, les diversions se préparent ou sont déjà lancées. Et certains journalistes, aux ordres, car il n’y a pas d’autres mots, déploient moult efforts pour essayer de relativiser le scandale. L’un ne va pas sans l’autre. La confusion, c’est cela aussi.