Les jonquilles n’annoncent pas seulement les beaux jours. Elles donnent également le signal de retour des promeneurs. Par temps d’hiver, le chemin qui longe mon courtil n’est guère pratiqué que par quelques motos pétaradantes. La moindre panne peut d’ailleurs représenter pour leurs fiers pilotes un prétexte pour s’arrêter et emprunter une clé à molette ou un tournevis. Et, à l’occasion, casser un graillou à pleines dents sur un coin de la table de ma cuisine entre deux coronas ou un verre de cidre bouché.
Au grand dam de mon chat César qui ne goûte guère ces perturbateurs de sieste au verbe haut et au rire flamboyant. Mais dès que refleurissent sur les talus les primevères sauvages et les violettes, c’est au tour des clubs de séniors de libérer leurs pensionnaires demeurés jusqu’ici cloîtrés à l’abri des intempéries et des virus délétères de la grippe et du rhume de cerveau. C’est par paquets de 10 ou 20 individus, qu’ils se baguenaudent à pas prudents entre les ornières abandonnées par leurs prédécesseurs. Et non seulement leurs passages sont beaucoup plus fréquents mais ils sont presque aussi bruyants.
Ils semblent en effet vouloir surpasser en jabotages, verbiages et papotages les jacasseries agacées des pies, les shrrééik-shrrééik et autres gloussements des geais et les chuck-chuck-chuck hystériques des merles noirs. Ils y parviennent évidemment tant l’écoute de la nature et la découverte des mille et une vies qui s’éveillent sont bien éloignées de leurs préoccupations. Combien de fois ne sont-ils pas passés à quelques pas de moi déguisé en jardinier et attelé à ma brouette sans même qu’un seul d’entre eux ne lève le regard ni ne salue comme il se doit.
Ils ne s’arrêteront pas, eux, au prétexte d’une Timberland encrassée pour déguster le petit doigt en l’air un thé vert ou un café crème entre deux madeleines fourrées au gingembre. Ils passent. D’où viennent-ils ? Nul ne le sait. Et comme pour le vent dans les branches de sassafras, on serait bien en peine de discerner où ils vont. Ils passent. Ils passent dans un sens aujourd’hui. Repassent dans l’autre le lendemain. Sans qu’il soit possible de déterminer une fréquence, un ordre et peut-être même une intention autre que celle de sortir pour "prendre l’air" comme on ouvre au petit matin la fenêtre du salon à l’issue d’une longue et haletante nuit de poker.
Ils passent et ils causent. On dirait un gouvernement en pleine préparation d’une loi ou d’une réélection. Un pas en avant, un pas en arrière. Mais sans l’élégance du tango, l’exubérance du fox-trot, la folie sensuelle de la salsa ou la langueur aguichante d’un frotti-frotta à l’ancienne. Et de quoi peuvent-ils donc discourir ainsi sans le moindre respect pour leur environnement comme le préconise si bien le sage du proverbe bantou (*) ? Le savent-ils eux-mêmes ?
On dirait un cortège de politiciens et d’experts en tout en proie à d’insatiables logorrhées de paroles verbales. On peut certes imaginer que ces voyageurs au pied bas et au nez dans les talons s’en retourneront chez eux joyeux comme des pinsons en retour de migration. Les bronches aérées et l’œil vif. Ils seront hélas passés sans à peine l’apercevoir au milieu d’une nature ouverte et généreuse. On voit par-là qu’il ne suffit pas de compter 6000 pas par jour pour vivre. Il faut regarder, admirer, écouter, sentir, rêver comme le remarque si bien Alain Corbin dans son "Histoire du silence ". Qui nous laisse à cet égard bien des choses à penser. (* Le proverbe bantou rappelle que l’homme sage se tait même s’il n’a rien à dire !)