Une fine brise de traverse fait danser les fougères qui commencent à roussir. Les piboulades exhalent des parfums de noisette et les bolets des effluves d’humus et de terre mouillée.
Encapuchonnés contre la pluie, emmitouflés contre le froid, embottés contre la boue et emballés d’orange fluorescent contre les chasseurs, les randonneurs du troisième âge arpentent les chemins en jabotant. Nul besoin du calendrier pour reconnaître les prémices de l’automne.
Notre monde est en marche vers son plus proche futur, l’hiver. En réalité, le monde est en marche depuis toujours. Ainsi, il y a 45 000 ans et après avoir, comme son cousin Neandertal, quitté son Afrique natale, Sapiens pénétrait en Europe par la Turquie et la porte des Balkans. 10 000 ans plus tard, il découvrait la grotte de Chauvet dont il décorait les parois de ses graffitis. Il lui faudra encore près de 20 000 ans pour atteindre celles de Lascaux et d’Altamira où il récidivera avec autant d’éclat.
Épuisé sans doute par tous ces exploits, il attendra 10 000 ans de plus pour, selon Hérodote, envoyer le messager Philippidès couvrir en courant les 250 km séparant la plage de Marathon du Parthénon d’Athènes. De leur côté, les premiers Amérindiens avaient franchi le détroit de Béring depuis 11 000 ans déjà. Sur la pointe des pieds sans doute pour ne pas réveiller les ours polaires.
Ils ne dresseront toutefois leur bivouac sur les falaises de la Terre de Feu que 1000 ans plus tard. L’Homme, en ces époques reculées, savait prendre le temps d’admirer les paysages, de s’adonner à l’art rupestre ou simplement d’écouter chanter le vent dans les branches des sassafras. Le pas s’est, depuis, rondement accéléré. Il avance même de plus en plus vite.
Le fardier de Cugnot annonçait la Ford T, l’aéroplane de Clément Ader le Petit Prince de Saint-Exupéry, les V2 sur Londres les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, les fusées sol-air la terreur atomique. Les centres de recherche militaires expérimentent aujourd’hui les missiles hypersoniques.
L’objectif est d’envoyer sur le territoire ennemi un engin balistique armé de son ogive nucléaire à la vitesse de mach 10, soit à 12250 km/h. Les avantages de cette vélocité peuvent en effet se révéler déterminants. Le plus décisif pourrait même affecter directement le bon père de famille washingtonien ordinaire.
Soucieux d’éviter la moindre émission de gaz à effet de serre avec sa voiture à pétrole, il aura enfourché sa bicyclette et gagné son gratte-ciel onusien. Parvenu à destination, il aura escaladé les soixante-douze marches conduisant à son bureau et allumé son ordinateur.
Avant même d’afficher ses innombrables courriels, la "toile" l’informe, en urgence, du départ d’une fusée intercontinentale nord-coréenne en direction de la capitale étasunienne. Instinctivement, il jette un regard vers le ciel. Trop tard. L’apocalypse est déjà sur lui. On voit par-là combien le monde marche à grands pas pressés vers son futur.
Ici au tempo de la promenade de l’apprenti meunier de Franz Schubert, là au rythme de la marche de Radetzky de Johann Strauss, ailleurs à l’amble du pèlerin noueux comme un pied de vigne vers la basilique de Saint Jacques de Compostelle, plus loin en harmonie avec les slogans revendicatifs des manifestants de tous bords dans les rues des cités ou, plus paisiblement, à la mesure du balancement cahoteux du septuagénaire sur les layons de lisière.
Chacun marche à sa cadence. Ce qui laisse toujours bien des choses à penser.