Le proverbe bantou, fréquemment cité ici mais jamais respecté, dit que le sage se tait, même lorsqu’il n’a rien à dire. Lyonel Trouillot, qui nous envoie sa colère depuis son pays d’Haïti, a quant à lui mille raisons de parler.
Martyrisé par la nature et par les dictatures, son bout d’ile a régulièrement défrayé les chroniques avec ses coups d’état et ses tremblements de terre. Les uns et les autres n’ont jamais pu, malgré tout, faire taire ses poètes et ses écrivains. Dans le créole local, kannjawou signifie le partage et la fête. C’est aussi l’enseigne d’un bar-restaurant de Port-au-Prince où, attirés par des prix exorbitants interdits aux autochtones, viennent s’encanailler les étrangers de tous bords.
Les militaires des Nations Unies installés à demeure depuis le départ d’Aristide, le dernier fou furieux accroché au sommet de l’État. Les journalistes qui viennent chercher à bon compte en ces terres ébréchées de quoi alimenter leurs articles fumeux destinés aux lecteurs bien-pensants de New-York ou de Paris qui s’en gargarisent. Les petits et les grands chefs des innombrables ONG qui se sont abattues sur les ruines comme un nuage de sauterelles sur un champ de millet pour y déverser leurs charités trop souvent bien ordonnées. En un mot les "occupants" d’un peuple qui se voudrait libre mais que tout écrase.
Si, comme le dit le narrateur, ce n’est certainement pas avec des mots que l’on peut chasser les soldats et faire revenir l’eau, ils n’en contribuent pas moins à chanter les petites gens, à dire leur folie, parfois, et à crier leur fureur de vivre. Ils concourent aussi à dénoncer les grandes et petites humiliations d’une population qui a perdu son ciel et sa ligne d’horizon, comme le consigne si bien le héros, la "sentinelle des pas perdus" du journal populaire de la rue du cimetière. Et ils illustrent avec un éclat chamarré les discours de man Jeanne, la sage et ombrageuse vigile des bonnes règles d’humanité qui veille sur ce monde de petites mains désœuvrées, d’apprentis de la culture et aussi, hélas, de doctrinaires en herbe dont les dictats rappellent des stalinismes dont on ne se débarrasse jamais tout à fait.
Mais pendant ce temps-là, les meilleurs, lassés ou alléchés par des rémunérations chatoyantes, s’exilent au-delà des mers en Amérique ou en Europe. Et Lyonel Pouillot n’est pas tendre envers eux qui semblent avoir déserté sans remords.
Et pendant ce temps-là, filent comme le sable entre les doigts, les milliards de dollars des fonds humanitaires sans que diminue pour autant la pauvreté et la misère, sans que soient reconstruites les routes et les écoles et sans que soit redressée une administration incertaine et corrompue.
Et pendant ce temps-là, se déliterait la dignité d’un peuple torturé par l’Histoire et l’idée même de son devenir si ne résonnaient encore et toujours les flamboyantes indignations de ses maîtres du verbe. Qui nous laissent aussi bien des choses à penser à propos de nous-mêmes. (Kannjawou, Lyonel Trouillot, Actes Sud)