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J’essaie de contacter par téléphone une vieille connaissance que le temps a peu à peu éloignée. Comment allez-vous ? Que faites-vous en ce moment ? Quand viendrez-vous me voir au fond de ma campagne perdue au cœur des Monts ? C’est une charmante voix féminine qui me répond qu’une regrettable erreur a dû se glisser dans le méli-mélo des communications car elle ne connaît pas la personne en question.

Pestant contre ma maladresse, je recherche le bon numéro dans l’annuaire téléphonique. Celui-ci se révèle incapable de me l’indiquer. Comme si ma "vieille connaissance" n’y avait jamais été inscrite. Comme si elle n’avait jamais eu le téléphone ! Comme si elle n’avait jamais existé ! Car, aujourd’hui, pour exister, il faut évidemment avoir un numéro. Qu’il soit de Sécurité Sociale, de carte nationale d’indenté, de permis de conduire ou de passeport, de carte bancaire, de carte de fidélité ou de téléphone.

Vous étiez autrefois le Martin du bois, le Roger de l’étang ou simplement Peyré le faure et tout un chacun savait bien vous retrouver pour casser une croûte ou vous réclamer un dû. Vous pouvez dorénavant vivre, vous déplacer et mourir dans l’anonymat le plus complet. Le facteur lui-même n’a plus besoin de connaître le numéro jadis attribué par la mairie pour faciliter sa tâche puisqu’il ne distribue plus guère de lettres. Avant que je ne lui dise que je ne voulais plus en être encombré, il ne glissait plus dans ma boite que des paquets de publicités d’autant plus inutiles qu’elles ne s’adressaient pas à moi en particulier mais à des prospects sans nom.

Sans doute, me dis-je en refermant le "bottin", ses enfants lui ont-ils donné un téléphone portable pour pouvoir lui parler à tout moment, qu’elle soit au supermarché, sous le casque de sa coiffeuse ou dans la salle d’attente du médecin. Le progrès est tel que l’on peut discourir de philosophie ou de jardinage avec un interlocuteur sans partager le même paysage, la même terrasse de café, le même feu de cheminée et, surtout, sans même savoir d’où lui-même vous répond et vous contredit.

Nous sommes redevenus des nomades. Nous n’habitons plus un lieu, une rue, une vallée. Nous habitons un numéro de code chez un opérateur. La correspondance se transmet désormais par internet. Je vous ai envoyé un "mail" me rappelle régulièrement l’attachée de presse de mon éditeur pour me reprocher mon silence. Que signifient alors aujourd’hui les notions de commune, de département ou de frontières lorsque votre message survole allègrement la Terre de satellite en station d’écoute et "cloud computing" en base de données ?

La colline qui se dresse devant mon courtil était autrefois reconnaissable au château-fort qui la surplombait puis aux vieux chênes plusieurs fois centenaires qui s’épanouirent dans ses ruines. Le chemineau qui se baguenaudait par les chemins se fiait à leur silhouette pour se guider. Les châteaux d’eau ou les bouquets d’éoliennes sont désormais les mêmes partout. Les paysages disparaissent comme si les ondes innombrables qui les survolent les façonnaient à l’identique. Infimes unités au milieu de près de huit milliards d’autres unités tout aussi infimes, nous errons dans un immense village sans limites, sans bornes et sans repères. Comme les étoiles qui gravitent autour de notre soleil, nous ne sommes plus qu’un code à la merci d’un ordinateur monstrueux.

Nos langues, nos mots succombent à leur tour sous le flot des chiffres qui ne cryptent plus que les phonèmes de dialectes texto bien incapables de refléter la complexité d’une idée. Mais deux merles, sur ma terrasse, se disputent une baie au rouge vif du pommier d’amour et me rappellent dans mon quotidien. Qui me laisse, lui aussi, bien des choses à penser, à vivre et à rêver. (Lire le "Darwin, Bonaparte et le samaritain" de Michel Serres aux éditions Le Pommier)

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