Chaque bourg, chaque village connaît son "ravi" qui éclaire le morne quotidien d’un peu de poésie. C’est ainsi que, depuis toujours, le comportement de Mathieu est considéré comme légèrement décalé. On dit qu’il serait né avec une alouette dans la tête. Au grand désespoir de sa mère qui se demande chaque jour ce qu’elle pourra bien faire de lui plus tard.
D’un naturel paisible, il peut tout à coup devenir colérique et grossier. Aussi longtemps qu’il a pu éviter l’école, son vocabulaire s’est limité à celui de son voisin. La fréquentation de la cour de récréation l’enrichit rapidement au point qu’il égale aujourd’hui celui de son oncle, charretier pour la scierie voisine.
C’est ainsi qu’un soir d’orage, alors qu’il traversait le bourg sur sa bicyclette brinquebalante et dépourvue de frein, le premier adjoint, l’esprit sans doute préoccupé par les grands problèmes communaux, se trouva sur sa trajectoire. Mathieu tenta bien de l’éviter en virant de droite et de gauche. Mais la force de l’inertie l’entraîna inéluctablement finir sa course dans le mur de la boulangerie-épicerie. "Couillon" vociféra-t-il d’une voix aussi forte qu’indignée en massant ses genoux endoloris. C’est évidemment peu ou prou le sentiment de la majorité de la population bien qu’elle ait voté pour lui lors des dernières élections.
Mais c’est tout de même un qualificatif difficile à accepter pour un homme ordinaire et plus encore pour un élu. C’est la République elle-même qui est ainsi interpelée. Il ne pouvait ignorer une injure aussi peu reluisante. Il lui fallait sévir ou, à tout le moins, montrer fermement son mécontentement. Notre édile négligea donc de tourner sept fois sa langue dans sa bouche et répliqua sans attendre au brave Mathieu qu’il n’était qu’un "arriéré".
Le propos fit le tour du bourg et toucha les oreilles d’un membre éminent de l’opposition. Qui s’empressa de le répéter à la mère. Qui ne pouvait évidemment pas accepter que son fils chéri soit ainsi insulté au vu et au su de toute la population. Elle s’en alla de ce pas dire à l’outrageux ce qu’elle pensait de sa conduite en général et de son inacceptable attitude envers un être innocent en particulier. L’esclandre échoua sur le bureau du maire. Lequel conseilla perfidement à son adjoint de déposer une plainte à la gendarmerie du chef-lieu de canton.
La justice fut saisie derechef. Elle étudia l’affaire en toute objectivité comme il se doit et en prenant le temps de la réflexion. Mais n’a-t-elle pas déjà de nombreux dossiers en souffrance ? Le verdict vient de tomber. Le plaignant est débouté. Attendu que les rires que déclenche l’accusé jusque dans les villages alentours obligent à le considérer comme un comique patenté sinon même comme un véritable Bedos de la troisième génération. Et attendu qu’en la circonstance, il œuvrait dans le plein exercice de son art, la Justice ne saurait, en vertu de la Loi et de la Constitution, censurer la culture !
L’échotier du quotidien départemental qui partage les idées révolutionnaires de l’opposition ne manquera pas, à la première occasion, de rapporter l’information à ses lecteurs. La nouvelle a, quoi qu’il en soit, d’ores et déjà conquis tous les foyers, provoquant joyeuses confidences et allusions goguenardes au sujet du mauvais coucheur, l’habillant ainsi pour l’hiver d’un costume probablement trop vaste pour lui.
Mais toutes les sociétés ont besoin d’un épouvantail pour conjurer le mauvais sort et, par-là même, distraire le bon peuple qui n’a pas toujours l’occasion de rire dans sa vie quotidienne. On voit par-là que les mœurs et la Justice peuvent nous laisser, elles aussi, bien des choses à penser.