Le silence mauve se dépose sur le soir et égrène doucement sa mélancolie. Un semis d’étoiles habille le ciel, les constellations font leur grand spectacle. La Grande Ourse, pataude et empruntée, la Petite Ourse tirée par l’étoile polaire, les Gémeaux guidés par Castor et Pollux, Cassiopée la reine déchue. Et, perdue au loin et invisible à l’œil nu, Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche de notre système solaire.
Les astronomes ont découvert dans son entourage une planète, Centauri B, ressemblant beaucoup à notre Terre. Ils n’y ont bien sûr décelé aucun occupant mais s’il y en avait, quelles seraient actuellement leurs activités ? Quelque dictateur fait-il la guerre à son peuple pour asseoir son pouvoir ? Des manifestants arpentent-ils les rues de leur capitale pour obtenir le maintien de leur statut ? Leur Philipe Sollers vient-il de publier un énième ouvrage ? Les jardiniers jouent-ils de la binette et du râteau dans leurs courtil ?
Hélas, si nous pouvions répondre à ces questions presque existentielles, nous ne le saurions que dans un peu plus de quatre années, le temps, pour la lumière, de parvenir jusqu’à nous. Nos télescopes n’en enregistrent et n’enregistreront jamais que des lueurs du passé.
Le phénomène est identique à quelques pas de ma terrasse. Je regarde les arbres dont l’ombre dessine sur la nuit une ligne d’horizon chaotique et désordonnée. Et là aussi, l’image qu’ils me renvoient n’existe déjà plus lorsque je la reçois. Le temps, même infinitésimal, qu’elle me parvienne, et elle fait déjà partie du passé. En réalité, nous ne voyons et n’entendons jamais que le passé.
Qu’en est-il alors de l’ici et maintenant que nous vivons ? Parce que nous avons tout de même bien l’impression de vivre au présent ! Nous mangeons, nous buvons, nous digérons, nous dormons. Nous marchons à pas réfléchis dans les chemins creux, nous saluons le facteur, la boulangère la tenancière du tabac-presse, ou debout sur la terrasse nous contemplons, émerveillés, l’écheveau d’étoiles qui scintillent au-dessus de nos têtes. Mais c’est précisément parce que nous vivons qu’il ne peut exister de présent.
Serions-nous parfaitement figés ou même pétrifiés, que la terre nous entraînerait malgré nous dans son ballet cosmique autour du soleil qui tourne lui-même avec toute notre galaxie autour de son trou noir. Et l’ensemble, comme les autres galaxies qui nous entourent, s’enfonce à des allures vertigineuses vers les extrémités de notre univers.
Si tant est que l’on puisse dire que notre univers a des extrémités. Le seul "moment" immobile ayant jamais existé, si la notion même d’existence a alors un sens, remonterait à plus de quatorze milliards d’années lorsqu’il n’y avait rien encore de notre univers. Lorsque les premières particules qui ont provoqué le fameux big-bang ne s’agitaient pas encore.
Et depuis cette déflagration mémorable, tout, toujours, et partout est sans cesse en mouvement. De la plus infime particule au plus vaste amas de galaxies. C’est d’ailleurs cette agitation même qui constitue notre existence et l’existence de toute chose. La vie, par définition, ne peut qu’être effervescences, fièvres, fermentations, convulsions, bouillonnements.
Inutile dès lors de faire provision de madeleines pour partir à la recherche du temps perdu. Inutile dès lors de cultiver la nostalgie du "c’était mieux avant" sinon pour le plaisir masochiste de le regretter.
Inutile de se hâter au-devant des chimères illusoires du futur, il ne saurait être, lui aussi, que chaotique et imprévisible. Le temps, en réalité, n’est rien d’autre que ce que nous en faisons. (L’Ordre du Temps, Carlo Rovelli, traduit de l’italien par Sophie Lem, éditions Flammarion)