Les Elfes de Muriel Barbery m’attendaient depuis plus d’un mois sur la table du salon mais accaparé par la sortie de mon propre roman et les travaux du jardin, je n’avais pas pris le temps même de l’ouvrir, ne serait-ce que pour en déguster les premières lignes. Les pluies orageuses de la mi-juin m’ont offert l’occasion de m’y plonger. Avec délice. Au hasard des commentaires et des critiques, j’avais bien compris que, comme pour son "Hérisson", les professionnels de la profession peinent à partager l’engouement des lecteurs.
Ils admettent certes trouver dans "La Vie des Elfes" une grande richesse de vocabulaire et une certaine poésie de la phrase même si c’est, parfois, au détriment de l’entendement et de la grammaire. Mais c’est pour déplorer tout aussitôt une intrigue un peu mince et trop longue à se déployer. C’est vrai que Muriel Barbery s’applique à décrire dans le détail la vie de ses personnages et, partant, à expliquer ainsi leurs actes, leurs pensées et leurs émotions. Mais c’est qu’elle puise si profondément dans leur être et leur histoire qu’il faut bien des mots et bien des phrases pour remonter d’aussi loin les fulgurantes sensations comme les infimes effleurements qui bouleverseront non seulement leur destin mais aussi celui du monde.
En réalité, il faut vivre en symbiose avec la terre, le vent et les oiseaux au rythme des jours et des saisons et avec la musique des Beethoven, Mozart, Schubert ou Liszt pour pénétrer de plain-pied dans cette part légère et fugitive de soi-même que l’on néglige trop souvent, l’utopie. Muriel Barbery croit ou feint de croire, à moins qu’il ne s’agisse de sa part de quelque subterfuge elfique pour nous le faire comprendre sinon admettre, que, comme nous le pratiquons déjà avec les arbres, les violettes et les nuages, nous pouvons également parler aux lièvres, les coursiers du temps, aux chevreuils, les gardiens de l’élégance et de la grâce, et surtout aux chevaux de vif-argent à l’amble grandiose et généreuse.
Mais comment accepter l’évidence d’une telle proposition pour qui vit prisonnier, sinon même séquestré, au milieu des pierres mortes d’une vaste cité ? Pour rencontrer effectivement les Elfes de Muriel Barbery, il faut, par un bel après-midi d’été, s’allonger dans l’herbe, pour sentir au plus près les pulsations de la Terre et à l’ombre d’un grand saule plongeant ses bras dans l’eau tiède d’un étang délicatement caressée par les libellules et les papillons. Ou bien s’asseoir tout simplement sur une souche abandonnée à l’ombre des fayards, dans le frémissement d’une brise au parfum de lavande et de sauge sauvages.
Alors peut-être le sanglier viendra-t-il vous prendre par la main pour vous conter le ciel des étoiles, des planètes et des songes. En un mot, il faut repousser au-delà des certitudes les raisons raisonnantes qui enferment l’esprit dans le carcan des conventions et laisser entrer le frisson de la poésie.
Le livre refermé, il veillera en silence dans quelque recoin oublié pour mieux resurgir aux heures tristes ou douloureuses, les fleurir et les éclairer. Comme ces herbes de grand-mères qui savent aussi bien guérir les plaies de l’âme que celles du corps.