Perdue dans les brumes de novembre qui étendent leur emprise sur les Monts, ma vallée semble encore plus égarée loin du monde et mon courtil se demande parfois si l’Histoire elle-même l’a vraiment atteint.
Il y a près de 400 000 ans, en Israël, un hominidé perdait huit de ses dents. Était-ce pour les remplacer par un dentier ? On ne le saura sans doute jamais. Mais selon les archéologues, cet être qui explorait la grotte de Quessem près de Tel Aviv n’était pas encore vraiment un homme comme vous et moi. Il lui faudra attendre au moins 200 000 ans de plus pour s’appeler Sapiens et prétendre au titre envié d’homme moderne.
Il devait par la suite, à l’instar des enfants de l’école maternelle de mon village à l’approche de la fête des mères, peindre ses mains au pochoir un peu partout sur les parois de ses grottes. Preuve s’il en est que l’homme est resté moderne jusqu’à nos jours. Pour les historiens par contre, l’homme ne le serait que depuis peu. Il lui fallait d’abord traverser les ténèbres de la préhistoire afin de perdre ses habitudes de chasseur-cueilleur en apprenant l’agriculture et l’élevage.
Puis vint le jour où, il y a 6000 ans, dans la ville d’Uruk sise entre le Tigre et l’Euphrate, un mari attentionné griffonna quelques bâtonnets sur une tablette d’argile pour indiquer à son épouse le nombre de livres de dattes qu’elle devait acheter au marché de la place du ziggourat. Il marquait ainsi sans le savoir l’entrée de l’humanité dans l’Histoire avec un grand H. Se déroulent ensuite les siècles de plus en plus éclairés de l’Antiquité. Les pharaons d’Égypte ponctuent leur empire de nécropoles pyramidales. Les Grecs écrivent l’Iliade et l’Odyssée à la lueur de la lanterne de Diogène et inventent les Jeux Olympiques.
Après avoir goulûment tété le lait d’une louve, les Romains écoutent Cicéron proférer ses catilinaires, brûlent les premiers chrétiens pour éclairer leurs jeux du cirque et Néron déclame ses vers de mirliton devant une Rome en flammes. Les Gallo-romains, qui ne s’attendent pas à voir Clovis dévaler les plaines d’outre Rhin à la recherche du vase de Soissons, construisent des thermes un peu partout.
Dagobert tombe en dépression et met sa culotte à l’envers. Roland ne revenant toujours pas de Roncevaux, les Francs s’engagent à pas de loup dans le Moyen-âge mais entrent avec éclat dans la modernité en compagnie de François 1er. Plus tard, le glorieux Roi Soleil s’étant trop longuement admiré dans sa galerie des glaces, les révolutionnaires qui ont lu Voltaire et Rousseau se voient contraints de raccourcir son descendant Louis Capet.
Devenus contemporains ce 21 janvier 1793, ils se lancent à coup de marteau et de tournevis dans la fabrication de la Révolution industrielle. Pour se changer les idées, ils s’étripent joyeusement en deux ou trois guerres mondiales, mettent au point la pénicilline, la bombe atomique et l’électricité nucléaire, marchent sur la lune et achèvent la mise sur le marché de la mondialisation libérale.
À l’aube des années 2000, l’informatique et internet basculent l’Humanité dans l’Histoire post-moderne. Les nouvelles générations nourries au 2.0 ignorent désormais les grands classiques de la littérature tels que Philippe Sollers, Michel Onfray ou Guillaume Musso. Le tango et le bal musette qui faisaient jadis guincher les maisons de retraites disparaissent avec leurs pensionnaires. Le Train à Grande Vitesse relie Marseille à Paris en 3h15mn.
En un mot, entre conquête de l’espace et réchauffement climatique, les temps actuels paraissent si fous que l’on craint que l’aventure ne se perde dans les perfides brumes du CO2. Le passé qui se jouait chaque jour au conditionnel n’était déjà pas très simple. Quel sera le futur d’un présent aussi imparfait ? Voilà qui laisse bien des choses à penser.