Il est décidément patent que le sens politique des “cerveaux” de Daech est des plus limités et qu’incapables d’innover ou de réfléchir sur le sens des événements, ils se contentent de l’imitation, et montrent ainsi les limites de leur “Etat” : partant des faibles résistances qu’ils ont rencontrées dans des pays où les pouvoirs d’Etat, faibles, décrédibilisés, exerçant une répression imbécile contre leur population, ne pouvaient même pas compter sur la fidélité de leur armée, ils ont conçu une opération qui se voulait une réplique victorieuse de l’attaque de Gafsa de 1980 : s’appuyant sur des cellules dormantes qui se réveilleraient au bon moment et utiliseraient les armes stockées dans différents dépôts clandestins, ils comptaient simultanément sur la débandade des forces armées et sur le soulèvement de la population : celle-ci, selon les idées reçues qu’ils partageaient avec les “élites” du pays et surtout de sa capitale, dont certains avaient cru pouvoir leur demander de “réintégrer la nation”, était si liée au trafic illégal frontalier qu’il suffirait de lui promettre de la “libérer” du joug des douaniers pour la gagner à leur cause. Et, dans leur aveuglement, ils croyaient que les forces armées, se sentant attaquées avec de relativement gros moyens et rejetée par la population, déserteraient en masse comme cela avait pu se passer ailleurs.
Une cinquantaine d’hommes armés avaient pu tenir pendant plusieurs jours la ville de Gafsa, et avaient été battus du fait du manque de soutien du pouvoir libyen (qui avait promis un tel soutien) et de l’intervention de forces armées étrangères aux côtés des militaires et gardes nationaux tunisiens. Les assaillants semblaient persuadés qu’avec toutes leurs prévisions, soixante-dix combattants décidés remporteraient la victoire, et fort de l’appui venu de Daech, prendraient Ben Guerdane comme point de départ d’une grande insurrection. Mais, comme le dit la sagesse populaire, il n’est pas bon de “compter seul”, et tous leurs calculs se sont écroulés devant la résistance rencontrée.
Il est vrai que l’Etat tunisien est faible, voire incapable d’initiative. Cela ne fait pas des fonctionnaires et agents des services publics des déserteurs en puissance : ceux qui sont au pouvoir ont tout de même une légitimité, celle d’élections populaires, et les Tunisiens comptent sur leur action politique, syndicale et associative pacifique pour faire aboutir leurs revendications, pas sur un soulèvement dont ils iraient chercher la justification idéologique auprès de forces étrangères, étrangères au pays et étrangères à ces revendications. Les forces armées et la police, dans leur majorité, sont loin d’être entrées en rébellion contre le pouvoir, même si elles se trouvent parfois négocier durement leur place dans le pays, elles restent attachées à un Etat national pour lequel elles exercent leurs fonctions, elles ne sont ni potentiellement rebelles, ni désertrices, parce qu’elles savent qu’en défendant le territoire, elles se défendent et se préservent, sans même parler de la satisfaction de se trouver pour cette fois totalement aux côtés du peuple.
La façon dont Daech pense la politique est au fond significative de leur formation intellectuelle : prisonniers d’une éducation scholastique, ils voient dans l’analogie et la répétition des procédés qui ont donné des résultats la seule façon d’aborder les problèmes. Ils semblent tout à fait incapables « d’analyser concrètement une situation concrète ».
C’est pourquoi je ne peux souscrire à des affirmations comme « la Tunisie représente ce que Daech hait le plus ». D’abord parce que la guerre n’est pas le résultat de la haine, même si celle-ci accompagne les conflits armés, mais elle est le résultat d’intérêts et de calculs politiques et de recherche de territoire et de richesses. Ensuite parce que Daech pensait que, chez nous comme ailleurs, leur invasion rencontrerait un accueil enthousiaste d’une population qui ne voulait pas du régime « démocratique » du pouvoir actuel.
Mais la critique populaire du pouvoir ne vient pas de son caractère matérialiste ou trop démocratique, elle vient au contraire de la demande d’être davantage écoutés, d’obtenir du travail, de défendre les libertés, de participer plus aux décisions, d’être considérés comme un ensemble de citoyens conscients et dignes, dans le sens de la révolution tunisienne de la dignité, d’avoir en somme plus de démocratie, ce qui est loin du programme de Daech.
Du reste, cette organisation, non pas de terroristes, le mot ne rend pas la vérité, mais de fanatiques et de mercenaires, est incapable d’imaginer une lutte idéologique pour imposer ses vues, elle ne peut que faire appel au terrorisme (le mot est ici à sa place) d’une interprétation particulière de la religion qui n’est pas largement partagée. Quant aux références à la guerre de civilisations, elles ne sont guère crédibles, venant d’une organisation qui tire ses ressources d’une aide directe ou indirecte de ses ennemis supposés.
L’attaque de Ben Guerdane n’est pas une opération terroriste, vu que ce type d’action vise à semer la terreur, mais une opération militaire, préparée de longue date, mais, par force, mal préparée au point de vue de la caractérisation de l’ennemi, du terrain d’action et des moyens de la mener. Il s’agissait d’aboutir à une insurrection d’un peuple qui ne voulait pas se rebeller, et surtout pas pour aller au paradis promis par des charlatans. Son échec est la preuve de l’inadaptation de cet “Etat” et de son armée à continuer son expansion, incapable qu’il est de mobiliser plus largement que dans les cercles de fanatiques, de romantiques qui croient donner un sens à leur vie et de mercenaires.
Oui, la Tunisie est la pire expérience de Daech, le début de ses revers : c’est le premier lieu où la population, dans sa grande majorité, forces populaires et forces armées confondues, a refusé que ses choix lui soient dictés par d’autres. Cela, c’est l’essence de la révolution de la dignité, cette révolution qui n’est pas toujours apparente, mais dont les prolongements sont la garantie de la vie du peuple libre de Tunisie.
Notes
[1] Allusion à la bataille de la Bérézina (26-29 novembre 1812) où la lourde défaite de l'armée française de Napoléon Ier devant les armées russes marqua la retraite de Russie et la fin de la campagne de 1812, ce qui précipitera la chute de l’empereur français.