Les scissions de la gauche marxiste tunisienne : le grand malentendu

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Les organisateurs de ce colloque*, les anciens membres de Perspectives et de Amel Tounsi ont fait partie de deux organisations qui se sont combattues, et dont l’une ne s’est développée qu’après avoir éliminé l’autre : c’est que les divergences qu’elles avaient paraissaient alors énormes, portaient aussi bien sur les analyses de la situation que sur les méthodes et les objectifs de la lutte.

Et, dans l’histoire du mouvement révolutionnaire, en Tunisie et dans le monde, les scissions pour des raisons semblables ont été infiniment plus nombreuses que les luttes communes. Ces scissions peuvent être ramenées à des appréciations différentes de la nature de l’État contre lequel luttaient ces révolutionnaires et sur celle du régime qu’il convenait d’établir après la victoire.

A dire vrai, ces divergences se sont fait jour au début du 20ème siècle : le débat portait alors sur la future révolution en Russie, en fonction d’analyses différentes des classes en présence.

Si ce débat s’est exprimé de façon tragique pendant et après la révolution d’octobre en Russie, il n’a cessé de hanter les révolutionnaires du monde entier jusqu’à la chute du mur de Berlin, et même après : il s’agissait de la façon dont les uns et les autres considéraient le rôle respectif de la bourgeoisie et des autres classes dans la révolution.

Lénine, jugeant, à juste titre, la bourgeoisie russe incapable de construire une économie capitaliste moderne, décida, après la révolution de février 1917, que le rôle de cette classe était historiquement terminé, et engagea le pays dans une révolution socialiste. Cela entraîna l’élimination de toutes les tendances opposées à cette politique, puis une lutte implacable contre tous ceux qui critiquaient la ligne.

On vit alors, non seulement les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires finir dans les camps ou les prisons à cause de leur opposition à la ligne léniniste, mais aussi, après la mort de Lénine, tous ceux qui comptaient, notamment les plus connus des dirigeants du parti bolchevik, subir cette répression ; et le plus significatif de cette répression, c’est qu’elle était acceptée par ses victimes qui pensaient, avec Boukharine, qu’ils ne pouvaient pas avoir raison contre le parti bolchevik, qui représentait l’avenir.

Que s’était-il passé ? Je pense que l’analyse de Lénine portait sur une appréciation formelle des choses (qui dominait l’État ?) alors qu’elle aurait dû poser des problèmes de fond (comment construire une économie sans la bourgeoisie ?) De ce fait, le volontarisme et l’absence d’examen critique de ce que l’on faisait a amené au premier plan, à la place d’un discours scientifique sur la politique suivie, une idéologie (au sens où Marx comprenait ce terme, celui d’un habillage de la réalité pour la faire accepter).

Cette idéologie s’est répandue dans le monde entier et a été au centre de tous les débats à gauche, transformant ces débats en affrontements parfois mortels.

Dans nos pays ex-coloniaux, on a vu les révolutionnaires applaudir des gouvernements qui les réprimaient, au moment où ces gouvernements prenaient des décisions qui leur paraissaient favorables à leurs pays, sans se demander si ces gestes étaient vraiment désintéressés.

C’est qu’on ne se posait pas la question de savoir si l’analyse léniniste était juste ; dans le meilleur des cas, on se demandait surtout si la réalité à laquelle on avait affaire correspondait à celle que Lénine avait connue. Ce qui a fait que le maoïsme a pu trouver une place importante, quand le stalinisme reculait…

Mais quel était l’État que Lénine avait édifié ? D’après les bolcheviks, puisque cet État était entre les mains du parti communiste, il était forcément celui de la classe ouvrière. Et, en tant que tel, il ne pouvait que construire le socialisme. Il faut renoncer à ces conceptions mécanistes, voire magiques.

La première question à se poser – sans même critiquer la conception bizarre de l’avant-garde que défendait Lénine – c’est : le parti était-il encore, au milieu des années vingt, le parti communiste qu’il se proclamait ? Ses cadres avaient subi les répression internes (marins de Cronstadt en 1918), avaient été décimés dans les guerres contre les blancs, avaient pris des fonctions de direction dans l’administration et, pour finir, avaient été éliminés par les purges staliniennes ; d’un autre côté, beaucoup d’anciens militaires et employés administratifs tsaristes avaient rejoint, dans des fonctions d’encadrement, l’armée rouge et l’administration : faute de disposer de véritables compétences, le nouvel État s’était résigné à les recycler et à leur confier de grandes responsabilités, voire à les recruter dans le parti qui se confondait en fait avec l’État.

A côté de cette transformation sociologique du parti et de l’État, l’aspect le plus important de situation est celui de la façon dont a été résolue la question de la construction économique. La Russie était un pays tout à fait arriéré, avec un secteur industriel embryonnaire et une bourgeoisie sans consistance.

Pour industrialiser le pays, il fallait d’abord procéder à une très importante accumulation primitive, comme l’avaient réalisée, de longs siècles auparavant, les pays industrialisés, en particulier par le pillage des autres pays.

Cela paraissait alors impossible, les leaders de la révolution en étaient convaincus depuis longtemps. Il y avait une seule force capable de procéder à une telle accumulation, et encore, en généralisant une dictature sans faille sur la population : se chargeant de toutes les tâches de la construction économique et de la captation de tout ce qui pouvait la rendre possible, l’État soviétique développa le plus puissant appareil de répression et de surveillance dans le monde et put ainsi, avec l’appui des communistes de toute la planète qui l’ont défendu becs et ongles, exercer sa dictature sur tout le pays : les paysans, expulsés, ruinés systématiquement et envoyés dans les camps, les ouvriers sous-payés et exploités, vivant sous la menace permanente de la police politique, enfin la cohorte de détenus de toutes origines, du savant à l’ouvrier sans spécialité, du dignitaire du parti déchu à celui qui ignorait tout de la politique, de l’ancien tortionnaire à ceux qu’il avait interrogés, cette masse énorme de travailleurs gratuits, d’esclaves qui travaillaient pour un morceau de pain par jour et mourraient de froid, de sous-alimentation ou même d’une balle quand ils se plaignaient ; aucune importance, on les renouvelait en permanence. Après la seconde guerre mondiale, l’État soviétique disposa en plus d’espèces de colonies, les pays de démocratie populaire, où il puisa d’autres richesses.

Ainsi s’était créé un État d’une nouvelle sorte : l’État capitaliste de parti unique, tenu par un collectif qui maintenait une certaine instabilité en son sein de manière à empêcher toute transformation d’individus en capitalistes privés, ce qui aurait mis le système en question.

Et État n’avait de socialiste que le nom dont il s’affublait. Mais il jouait sur le fait que, pour tous les marxistes du monde, il ne pouvait y avoir un autre régime capitaliste après une révolution socialiste. Il pouvait y avoir des déformations, des lacunes, des erreurs, mais cela ne mettait pas en question le caractère socialiste, et donc la sacralité du régime. Cette nouvelle analyse change tout : l’opposition en termes de droits de l’homme menée par les dissidents ne touche pas à la nature du régime ; plus encore, elle ne s’adresse pas aux citoyens qui vivent d’autres problèmes, elle doit donc s’adresser à l’étranger, en réclamant un appui dans la demande de libéralisation politique.

Cette problématique s’applique aussi à tous les ex-pays coloniaux où un parti unique (de droit ou de fait) a la charge d’un État qui mobilise la totalité du pouvoir politique et économique. Ce n’est pas une lutte pour les droits de l’homme qui peut résoudre les problèmes, pas plus que ne peut le faire un combat contre une bourgeoisie compradore ou une combinaison de critique et de soutien.

Il faut mettre en accusation le parti unique et mobiliser pour sa chute.

Les révolutionnaires tunisiens organisés dans des partis n’avaient pas compris cela, aucun d’eux, a fortiori de leurs mouvements, n’était sorti des analyses consacrées depuis des décennies par telle ou telle tendance “marxiste” ; ces analyses, dont chacune se présentait comme la seule vérité en dehors de laquelle il n’y avait pas de salut, ont enfermé tous ces mouvements dans une spirale de querelles idéologiques, d’excommunications réciproques et d’insultes stériles, qui n’ont permis à aucun d’eux d’avancer dans la réalisation de leur programme.

Les luttes qu’ils ont menées, ensemble ou séparément, ont bien fait avancer la cause de la démocratie, elles n’ont pu conduire à l’organisation révolutionnaire du prolétariat, ni a fortiori à la révolution prolétarienne. C’est que toutes ces organisations, qui élaboraient sincèrement leur politique en fonction de leur analyse, se basaient sur les faux présupposés de la culture (ou peut-être faut-il écrire de l’idéologie?) léniniste, à savoir que le capitaliste ne peut être construit que par une classe bourgeoise.

Si elles avaient compris les caractéristiques de la période contemporaine, leurs différents auraient été secondaires et auraient porté sur la tactique à adopter dans les luttes contre le parti unique et son pouvoir absolu, et non sur la stratégie de renversement de la bourgeoisie, c’est-à-dire sur l’objectif supposé de la révolution.

Elles auraient été alors en mesure de comprendre et soutenir réellement la révolution tunisienne : celle-ci a au moins, en chassant le RCD du pouvoir, détruit les fondements de l’État de parti unique. Mais aussi, en se passant de direction politique, elle a posé le problème de l’autonomie de la lutte des masses et du rôle que pourraient avoir ceux qui se sont longtemps cru l’avant-garde du mouvement : un rôle d’accompagnement, de restitution de la mémoire, de vulgarisation de l’histoire des luttes passées et de leur explication.

Mais ces organisations, ou ce qu’il en reste, ne sont pas encore entrées dans un véritable bilan critique de leur histoire et de celle du pays; préalable obligé de tout nouveau départ. Espérons que cela viendra, sinon la révolution se poursuivra sans elles…


*Intervention au colloque sur “le mouvement de mars 68” Bibliothèque Nationale - Novembre 2018

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