Nous voici, avec le premier tour des élections, ramenés, en utilisant la notion de système, à une phraséologie convenue, floue et qui ne permet pas de dissiper les confusions. Et je dois reconnaître, pour ma part, être tombé dans le même travers, parce que c’était plus facile pour développer mes premières conclusions.
Mais si ce raccourci est pratique pour parler de la surface des événements, il ne permet pas d’en envisager tous les éléments, et risque de détourner de l’analyse de ce qui est le plus important, et qui relève de la nature des contradictions fondamentales de la société.
Les élections en cours portent sur deux des pouvoirs constitutifs de l’État, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. En principe, le troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire, en raison, de son indépendance, est tributaire uniquement des lois et autres textes juridiques.
La révolte exprimée lors de ce premier tour est avant tout un refus du personnel de l’État et, pour une partie des votants, un rejet de ce type d’État et de son fonctionnement. La filière électorale suffit-elle à modifier les choses en profondeur ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur la nature actuelle de cet État et sur ses modifications éventuelles.
L’État, avant la révolution, était un État capitaliste dominé (aspect économique) entre les mains, faute d’une classe capitaliste assez forte, d’un parti unique, le RCD, qui sous la forme d’un capitalisme d’État, assurait son hégémonie sur la société. L’une des caractéristiques de cet État était le développement de la corruption et du banditisme, sous le contrôle et avec la participation du parti et de son chef, qui dirigeait aussi l’État.
La révolution, en détruisant le parti unique et ses liens avec l’État, et donc en détruisant l’État dans son essence, a créé de nouvelles conditions : comme elle n’a pas été en mesure de construire un nouvel État, elle en a laissé le cadre formel (les institutions, même un peu modifiées) à une classe politique sans vision et sans organisation unificatrice.
Le résultat en a été que, alors que le parti unique était auparavant financé par l’État dont il détenait auparavant toutes les rênes, la nouvelle classe dirigeante ne le pouvait plus : éclatée en différents partis porteurs d’ambitions individuelles différentes et sans réel programme, à l’exception des islamistes, elle a eu besoin, pour financer ses activités, d’accepter l’argent d’où qu’il venait (de l’étranger ou de trafiquants, de bandits et de corrompus que la chute de Ben Ali avait laissés sans contrôle) et de laisser se développer encore plus toutes les activités illégales qui étaient liées à ses bailleurs de fonds.
Le système contre lequel une partie importante des électeurs s’est révoltée n’est pas seulement un type d’organisation de l’État, c’est aussi cet État dont les pratiques lui paraissent opposés aux intérêts du peuple et du pays.
Le problème que pose le succès – partiel – de cette révolte est double : tout d’abord, elle ne s’est exprimée en tant que telle, et chez environ un sixième des électeurs, qu’au premier tour, elle n’a pas été une réaction majoritaire ; le second tour sera fonction d’accords sur l’homme et non sur le programme, l’électrice-eur élimine le candidat qu’elle-il n’aime pas, il s’agit donc de mobiliser davantage de gens, électrices-eurs ou pas, sur l’objectif de la révolte.
De plus, accéder à la forme du pouvoir assure-t-il d’obtenir la réalité de ce pouvoir, même si l’on parvenait à des résultats semblables aux élections législatives ?
Cela ne parait pas aussi simple, trop de forces du passé ou de la stagnation, sans même envisager les pressions, voire plus, de l’étranger, s’opposeront aux véritables changements : dans la volonté de conserver leurs privilèges, leur place économique, leurs capacités de pillage, leur liberté d’action, voire leur liberté tout court, les profiteurs, ainsi que ceux qui se compromettent pour satisfaire leur soif de pouvoir…, feront tout pour faire échouer l’avancée des forces de la jeunesse : des épisodes récents, celui des chars de Zbidi ou celui de l’arrestation de Karoui prouvent leur détermination : les derniers éléments de l’État moribond essaieront de le faire survivre à l’élan de vie que veulent insuffler les jeunes au pays.
La révolution par le droit est une des erreurs de ceux qui pensent qu’un changement juridique provoque le changement correspondant de la réalité concrète. En fait, les changements juridiques ou bien expriment l’adaptation du cadre formel à des changements qui se sont déjà produits, ou bien, en précédant ces changements, sont la preuve que la société est prête pour ces transformations matérielles. En résumé, les conflits juridiques sont déterminés par les conflits matériels, économiques et sociaux.
Les jeunes, chez qui on voit bien que l’éducation et la culture ont apporté et apporteront encore d’énormes progrès intellectuels, sont l’épine dorsale de cette révolte, qui prolonge la révolution que ses ennemis avaient cru avoir battue. Elles-ils peuvent se mobiliser, et si elles-ils mobilisent réellement et durablement le peuple, au-delà de la possible victoire électorale pour transformer, réellement et complètement, la nature de l’État, en barrant définitivement la route à tous les ennemis du changement.
La jeunesse de notre pays a la capacité d’innover, de poursuivre et approfondir la création culturelle et artistique, de débattre de tous les sujets de la société, de remettre en cause les inégalités et les discriminations ; elle peut, en s’emparant des nouvelles technologies, inventer une nouvelle organisation économique du pays, aller vers l’effacement des distances entre l’agriculture et les autres secteurs, entre les villes et les campagnes…
Si le peuple le veut…