La politique, la gestion de la cité, de l'administration, des organes judiciaires, législatifs et exécutifs ne paraît pas pouvoir relever de la société civile : celle-ci, qui regroupe des citoyens associés dans des organisations très différentes, aux objectifs souvent très distincts, aux préoccupations limitées par le cadre de leurs associations, leur emplacement géographique, les manières de concevoir leur intervention, ne peut s'instituer le siège de la politique. C'est pourquoi, les pays démocratiques semblent condamnés à subir l'existence, voire la domination des partis politiques.
Malgré le rejet de plus en plus général de ces partis, la conviction qui se répand partout dans le monde que ces partis ne sont pas ce qu'ils paraissent, qu'on ne peut leur faire confiance, etc., demeure l'idée qu'on ne peut se passer d'eux, professionnels de la politique, comme le seraient ceux d'autres métiers, l'enseignement, l'agriculture, la banque, le commerce, etc. On est dans une contradiction logique insurmontable : je n'ai aucune confiance dans les partis politiques, quels qu'ils soient, pour de nombreuses raisons, notamment en raison de leurs rapports avec l'argent et ceux qui le possèdent, et je n'ai que le choix de voter pour l'un d'eux, et donc voter contre mes convictions, ou m'abstenir, c'est-à-dire renoncer à ce qui est une des bases de la citoyenneté, la désignation de ses représentants.
Comment en est-on arrivé là ? Comment la démocratie s'est-elle ainsi vidée de son sens ? Plus exactement, comment la démocratie représentative a-t- elle finalement été transformée à un simulacre sans rapport avec la réalité des relations entre les hommes ?
Il faut peut-être se poser la question de savoir quelle fonction la démocratie représentative joue dans les États modernes, ceux qui ne sont pas des dictatures, s'entend. Et pourquoi ce type de régime est-il inséparable de la compétition entre plusieurs partis politiques et les met-il au premier rang ? La première évidence est que les gens se regroupent au sein de partis politiques sur la base d'idées qu'ils veulent voir triompher, ou au moins influencer sur leur base le cours des choses. Ces idées ne sont pas toutes politiques, il y en a de morales ou religieuses, il en est qui portent sur les façons de vivre, il y en a qui prônent la défense de telle région, de tel ou tel corps de métier etc. Mais elles sont toutes idéologiques, c'est-à-dire se présentent comme un corpus d'idées définies une fois pour toutes, englobant aussi bien des vérités scientifiquement établies que des jugements moraux ou des a-priori sans fondement.
Mais, ce qui est certain, c'est que ces idéologies se rattachent toutes d'une manière ou d'une autre, et parfois en prenant le contre-pied, à l'idéologie dominante, en fait l'idéologie bourgeoise, puisque ces pays sont tous des États où la bourgeoisie et son système économique, le capitalisme, sont au pouvoir. Et les partis politiques qui entrent en concurrence pour occuper tout ou une portion du pouvoir, sont en fait les agents, divers parce que la classe est elle-même diversifiée, de cette bourgeoisie. Ces partis prennent la responsabilité politique de la gestion et de l'organisation de tous les rapports sociaux, c'est-à-dire de l’État, sans jamais remettre en cause le système économique ou les rapports de production qui régissent le pays. Ceux d'entre eux qui les remettent en cause ne sont jamais au pouvoir, tout au plus leur action exerce-t-elle une pression pour adoucir ces rapports sociaux, de manière à empêcher les explosions trop violentes : en huilant ainsi la machine, ils contribuent à la pérennité du système.
Pendant tout le temps, souvent assez long, où il s'est agi de débarrasser le corps social des effets des anciens régimes, ces partis ont eu un rôle éminemment positif : véhiculant des idées nouvelles, sensibles aux demandes de leurs électeurs et visant à faire progresser la société, ils ont été, à travers leurs batailles politiques, le moteur du mûrissement des consciences dans leurs pays respectifs, et, en développant les sociétés civiles et leur idéologie indispensable à leur maintien au pouvoir (par leur réélection) ils ont en même temps développé le désir et l'apprentissage de la citoyenneté, c'est-à-dire préparé la route à la suppression ultérieure de la demande de tutelle sur le corps social.
Mais ces partis sont dans une société d'argent et dépendent, pour leurs activités ordinaires, comme pour les campagnes électorales qui rythment leur vie, de ressources financières de plus en plus grandes. Et ces ressources financières se trouvent… chez les financiers et les grands groupes qui dominent l'économie. On se doute bien que ces gens ne distribuent pas leur argent pour le seul plaisir de voir fonctionner la démocratie. Au fur et à mesure que les compétitions électorales prennent de l'importance grandit la dépendance financière directe (par les subsides qu'ils reçoivent) ou indirecte (par suite du sabotage des actions que ces groupes n'approuvent pas). Il s'ensuit comme une fatalité politique générale : les partis politiques au pouvoir ne sont que les outils par lesquels financiers et grandes entreprises dirigent en réalité le pays. En d'autres termes on pourrait dire que, derrière l'apparente volonté des partis politiques se cache l'implacable loi du développement capitaliste, à ses divers stades.
A ce point, on peut déjà dire qu'il importe de trouver des modes de contestation, de lutte politique, et aussi d'organisation de ces luttes, qui ne soit pas circonscrite dans le système actuel. Un peu partout des avancées se produisent dans le sens du remplacement ou de l'abandon des partis politiques, sans encore donner de résultats probants.
Mais dans des cas comme celui de la Tunisie, les choses se présentent de façon plus nettement différente. La révolution de la dignité a brisé l'État de parti unique en rompant les liens de ce parti avec les organes de l'État, et dans un grande mesure en éliminant ce parti dont la force principale venait de son enchevêtrement avec l’État (qui en particulier le finançait) et surtout en établissant la pluralité des partis politiques.
Il n'y a plus de possibilité d'un parti unique, sauf coup d’État et établissement d'une dictature sanguinaire que le rapport des forces entre la révolution et la réaction rend hautement improbable. Et comme le précédent régime s'était établi sur l'absence d'une classe bourgeoise capable d'industrialiser le pays, et que le régime de Ben Ali n'a pas non plus suscité une telle classe avant sa chute, il n'y a pas de possibilité d'établir un régime de type démocratie bourgeoise.
La révolution a été capable de renverser le régime, elle n'a pas encore pu en construire un nouveau. Ceux qui ont accaparé le pouvoir politique, partis ou individus survivants du passé, ne pouvaient pas imaginer une nouvelle forme d'organisation de l’État correspondant à la réalité nouvelle, ils se sont tournés vers le modèle de la démocratie représentative, le modèle qui domine dans presque tous les pays capitalistes. Mais si, dans ces pays, la bourgeoisie a une force économique énorme qui conforte son rôle sur le plan politique, il n'en est pas de même en Tunisie : là, nous avons affaire à des affairistes, des spéculateurs et des trafiquants, enrichis sur la base du détournement des richesses du pays et qui n'ont pas d'autre capacité que de vivre à la marge de la production, aux dépens de l’État et du peuple.
Ce sont ces affairistes qui financent les partis politiques et qui s'efforcent de mettre la main sur toutes les ressources et productions du pays, y compris en les cédant à des intérêts étrangers, moyennant un pourcentage sur les gains. Ces gens d'argent n'ont tout de même pas assez confiance dans les professionnels de la politique puisque plus d'une centaine d'entre eux se sont fait élire à l'Assemblée des représentants du peuple, y préparant les pires lois que l'on puisse imaginer : amnistie des corrompus, réconciliation avec ceux qui ont pillé les ressources du pays, vente du pays par morceaux à l'étranger, etc.
Dans ces conditions, les partis politiques financés par ces gens, ou/et par des pays étrangers, n'ont aucune prise sur la réalité et participent, pour la plupart, à la comédie de la démocratie en participant, ou en couvrant la corruption et la contrebande, en empêchant la révolution de se défendre, en essayant de l'annihiler. Les Tunisiens et Tunisiennes ne s'y trompent pas et manifestent de plus en plus leur dégoût de ces mœurs politiques. Mais, nous le disions au début de cet exposé, ils ne savent pas quoi faire, ils sont persuadés qu'il faut passer par ces partis politiques.
En réalité, ils sont restés enfermés dans les fausses évidences dans lesquelles baigne le monde politique : il n'y a de démocratie que la démocratie représentative, et seuls les partis politiques peuvent en permettre l'exercice. Ces affirmations se heurtent à la réalité du rôle et de l'usage de la démocratie représentative et des partis politiques, qui sont tout à fait adaptés à un régime démocratique bourgeois à ses débuts, mais n'ont aucun impact positif sur les régimes actuels, a fortiori dans un pays où ne peut s'établir un régime capitaliste plus ou moins autonome.
L'état actuel, et les développements prodigieux attendus des technologies modernes, de l'informatique, offrent des possibilités immenses, aussi bien pour ce qui est de révolutionner les modes de production et donc les rapports sociaux, qu'en matière de gestion de la cité et d'élimination de la corruption : si les fonctionnaires n'ont plus pour rôle de décider de leurs rapports avec les justiciables, mais d'enregistrer les données recueillies par des ordinateurs, en matière de contraventions, de validité des offres, etc., il sera beaucoup plus difficile d'accorder des privilèges, et, si on le fait, il sera impossible de le cacher.
Que le pouvoir actuel refuse d'avoir recours à de telles techniques se comprend, mais même lui ne pourra pas ne pas céder peu à peu. Dans le domaine purement politique, le cyber gouvernement, qui est en pratique déjà possible, sera un moyen très efficace de faire se prononcer les citoyens sur tous les sujets, sans avoir systématiquement recours à des soi-disant représentants, l'outil est donc là, créons les conditions politiques de sa mise en œuvre.
La démocratie représentative s'avère donc un instrument aux mains des trafiquants et spéculateurs en tout genre. Il nous faut inventer de nouvelles formes de démocratie adaptées au nouvel état des choses : la révolution a la tâche d'inventer et d'expérimenter des formes de démocratie directe, qui devient alors possible et facile à mettre en œuvre, en particulier avec une réelle décentralisation, avec la participation de tous les citoyens et des formes nouvelles de gestion de la vie de la société. Ce qui se passe en France avec la nuit debout peut nous inspirer sur certains points, notamment la création de commissions, mais l'expérimentation est fondamentale. Pour cela, il faut d'abord renoncer à accorder foi, et même vie aux partis politiques, ces morts-vivants qui ne peuvent plus apporter de progrès réels. Mais en ont-ils vraiment apporté un jour en Tunisie ?